Si le Premier ministre britannique David Cameron et le président français François Hollande affichent régulièrement leurs désaccords sur l’Union européenne et les questions économiques, l’alliance stratégique des deux puissances rivales n’a jamais été remise en cause depuis l’Entente cordiale d’avril 1904.

Le 25 octobre 2013, lors d’un conseil européen, François Hollande s’entretient avec David Cameron. L’Union européenne est au cœur des principaux sujets de désaccord franco-britanniques et notamment la volonté du Premier ministre britannique de réformer l’Union européenne, ce qui pour le président français « n’est pas la priorité », car « on ne peut pas faire peser sur l’Europe le choix britannique ». (© Conseil européen)
Les relations entre la France et le Royaume-Uni se caractérisent par « une complémentarité difficile », selon l’expression de Geoffroy de Courcel, ambassadeur de France en poste à Londres dans les années soixante (1).
Cet apparent oxymore traduit une situation où les deux pays ont nourri une relation marquée par l’évidence de travailler ensemble, tout autant que celle de se percevoir comme des rivaux. Cela s’illustre à trois niveaux : au niveau des affaires stratégiques, au sein de l’Union européenne, ainsi que dans leur relation commerciale. Les raisons de cette « complémentarité difficile » trouvent leurs racines non seulement dans une histoire parsemée de guerres et de rivalités ouvertes, mais aussi dans deux conceptions différentes de l’échiquier international. L’Europe a notamment toujours été la pomme de discorde des relations franco-britanniques.
Le domaine stratégique : rapprochement de raison
La convergence d’intérêts sur les domaines stratégiques est aussi étonnante qu’elle est compréhensible. Surtout, elle est pragmatique. Avant le XXe siècle, ni la France ni le Royaume-Uni n’avaient particulièrement de raison d’envisager un rapprochement. Les deux pays possédaient des empires d’envergure, des capacités militaires robustes et ne percevaient pas de menaces imminentes sur le continent européen. L’avènement de la Triple Alliance en 1882 et la montée en puissance de l’Allemagne ont été d’importants vecteurs pour motiver une nouvelle donne entre Paris et Londres. Toutefois, l’Entente cordiale approuvée en 1904 n’était à l’époque pas comprise comme le fondement d’une alliance structurelle entre deux rivaux.
Cet accord aura en réalité jeté les fondations d’une coopération bilatérale stratégique jamais réellement remise en question. Malgré les suspicions et autres méfiances inhérentes à la relation franco-britannique, plusieurs facteurs ont confirmé l’utilité de maintenir une relation étroite. Tout d’abord, la France et le Royaume-Uni vont devenir les deux seuls pays européens à conserver une ambition internationale unissant les volets diplomatiques, commerciaux, culturels et militaires. Une des principales pierres angulaires de cette vision globale est leur siège permanent respectif au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Ensuite, les deux pays conservent des outils de défense assez similaires, qu’ils sont prêts à utiliser. La possession d’armes nucléaires indépendantes en est un exemple, mais aussi des formats d’armées et des postures de défense proches. Les deux pays ont certes connu de fortes réductions d’effectifs et de capacités depuis la fin de la guerre froide et des coupes budgétaires conséquentes depuis 2008. Toutefois, Français et Britanniques veulent encore maintenir une capacité d’action totale, même si la réalité est plus contrastée. Enfin, les deux pays s’accordent sur le principe que l’Europe doit être plus active en politique étrangère et de défense. Ils divergent néanmoins sur l’enceinte de prédilection afin d’y parvenir. Traditionnellement, le Royaume-Uni, fervent promoteur du lien transatlantique, estime que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) doit être l’institution privilégiée pour la défense européenne. À l’inverse, la France préfère que les Européens développent une capacité autonome de celle de l’OTAN au sein de l’Union européenne. Si cette divergence perdure, elle est aujourd’hui estompée par des considérations beaucoup plus pragmatiques : peu importe la méthode, les Européens doivent être plus responsables en matière de sécurité et de défense.
La coopération stratégique franco-britannique demeure pragmatique et donc sujette aux soubresauts politiques. (…) François Hollande n’en a pour le moment pas fait un axe prioritaire. |
La signature des traités de Lancaster House en novembre 2010 a marqué le point culminant de cette proximité stratégique. Cette coopération de défense répondait à des considérations de court et de moyen termes. Paris et Londres saisissaient bien la portée des coupes budgétaires et la nécessité de trouver des partenaires viables et de même calibre afin de conserver une force de frappe conséquente.
C’était particulièrement marqué pour la soutenabilité des capacités nucléaires, ainsi qu’au niveau industriel – la France et le Royaume-Uni maintiennent des bases industrielles et technologiques de défense (BITD) d’ampleur comparable. Sans parler d’intégration des BITD, il devenait clair des deux côtés de la Manche que leurs seules BITD nationales n’allaient plus suffire pour peser face aux États-Unis et aux industries émergentes. Il s’agissait également pour les deux puissances européennes de continuer à peser à l’échelle internationale et de pouvoir combiner leurs forces pour se déployer sur des théâtres parfois lointains.

Caricature datant de 1906, deux ans après l’« Entente cordiale » – une série d’accords bilatéraux signés entre le Royaume-Uni et la France, qui servit notamment à résoudre plusieurs différends coloniaux et à constituer le socle de la Triple-Entente formée avec l’Empire russe. On peut reconnaître sur ce dessin John Bull (personnage symbolisant l’Angleterre) et la Marianne française qui tournent le dos au Kaiser allemand, portant une épée sous son manteau. (© Bernard Partridge)
La coopération franco-britannique en matière de sécurité et de défense est désormais acquise, mais pas sa portée. Sauf retournement majeur dans la politique étrangère et de sécurité de l’un des deux partenaires, l’intérêt de coopérer et de s’entendre demeurera. Ce qui est plus incertain en revanche est le périmètre de coopération que les deux chancelleries sont prêtes à maintenir sur le long terme. En effet, la coopération stratégique franco-britannique demeure pragmatique et donc sujette aux soubresauts politiques. En France, Nicolas Sarkozy était convaincu de sa pertinence et avait ainsi convoqué les ressources nécessaires à la signature des traités. À l’inverse, François Hollande n’en a pour le moment pas fait un axe prioritaire. De même, le référendum sur l’indépendance de l’Écosse soulevait des questions au sein de la Défense française : la perte de l’Écosse n’affaiblirait-elle pas le Royaume-Uni, déséquilibrant ainsi le partenariat franco-britannique ? Ce type de questions se pose à chaque tournant politique dans l’un ou l’autre pays. Aussi la France va-t-elle scruter les débats et la publication de la revue stratégique de défense et de sécurité (SDSR) prévue en 2015, car il s’agira de constater à quel point la Défense britannique va pouvoir limiter les coupes budgétaires et capacitaires, qui pourraient grever encore davantage un appareil de défense déjà sous pression. Si le domaine stratégique est devenu un axe de coopération central entre la France et le Royaume-Uni, la question européenne a, elle, nourri de nombreux désaccords entre les deux partenaires.D’où deux traités ambitieux signés entre Paris et Londres couvrant les domaines opérationnel, capacitaire, nucléaire et industriel. La coopération opérationnelle prendra la forme d’une Force expéditionnaire commune interarmées (CJEF), qui devrait être prête d’ici 2016. Bien que les deux appareils militaires aient l’habitude de travailler et de se déployer ensemble, établir une force commune présente de nombreux défis qui ralentissent son établissement. La coopération capacitaire se révèle également difficile. Le sommet franco-britannique, fin janvier 2014, a redonné un coup de projecteur à une coopération capacitaire et industrielle qui restait timorée, avec par exemple la confirmation du développement et de la production de missiles antinavires légers. Mais d’autres projets ont été abandonnés face aux choix unilatéraux des gouvernements français ou britannique. La coopération nucléaire est la plus discrète, mais semble être celle qui connaît le moins de remous…
Vivien PERTUSOT
L’article complet est paru dans « Les Grands Dossiers » de Diplomatie, n° 25, février 2015.