Le triomphe du Moyen-Âge par Fedor Loukianov

Ce que l’on observe aujourd’hui, c’est un choc entre des époques, des périodes historiques – et non entre des communautés historico-culturelles.

Il suffit d’un coup d’œil au programme de la récente conférence de Munich sur la sécurité pour être pénétré d’un sentiment de désespoir. Prenez la discussion intitulée « Le monde en 2015 : un ordre qui s’écroule, des gardiens réticents ». Ou bien le débat de clôture, le dimanche 8 février : « Est-ce la fin du Proche-Orient (tel que nous le connaissons) ? ».

Toutefois, ces thèmes n’ont rien d’étonnant. Les combats qui se poursuivent en ce moment même dans l’Est de l’Ukraine et l’État islamique témoignent d’une barbarie de plus en plus frappante.

Nous assistons au triomphe mondial de l’esprit médiéval et de ses guerres intestines. On ne discerne plus aucune stratégie, à supposer qu’il y en ait jamais eu : tous les plans et calculs sombrent dans un univers de passion sanguinaire.

Il y a un peu plus de 20 ans, le spécialiste américain des relations internationales Samuel Huntington signait son célèbre article (étoffé en livre par la suite) sur l’inévitable « choc des civilisations » après la fin de la Guerre froide. Les sombres mises en garde du professeur ont dissoné dans l’euphorie qui régnait à l’époque en Occident, et fait l’objet d’un rejet catégorique de la part de nombreux commentateurs. D’autant qu’Huntington n’échappait pas à la schématisation et aux simplifications intrinsèques des travaux appartenant à un genre aussi spéculatif que l’approche civilisationnelle.

Néanmoins, ses appels à ne pas céder aux illusions et à prendre conscience que l’humanité, avec l’effondrement du communisme, n’avait pas résolu tous ses problèmes apparaissent, deux décennies plus tard, bien plus sensés que les œuvres mainstream de la période.

Il est encore impossible de dire si le diagnostic de Huntington sur le choc des civilisations était juste. Ce que l’on observe aujourd’hui, c’est un choc entre des époques, des périodes historiques – et non entre des communautés historico-culturelles.

Il y a plusieurs siècles, de bons chrétiens brûlaient volontiers des gens en place publique et massacraient des villages entiers pour intimider l’ennemi – à l’instar de l’EI aujourd’hui. Et les guerres intestines suivant la loi du talion n’ont jamais vraiment disparu. C’est simplement qu’avec le temps, les avancées sociopolitiques ont créé certaines normes, destinées à limiter toutes ces pratiques ancestrales.

Pourquoi Huntington et les autres pessimistes du début des années 1990 étaient-ils dans le vrai ? Tout a commencé avec la certitude du monde occidental qu’avec la disparition de l’éternel obstacle que constituaient l’URSS et le bloc soviétique, les conceptions humaines et sociales les plus avancées, dont les racines plongeaient dans le Siècle des Lumières, pourraient dès lors être diffusées dans le monde entier.

Mais une contradiction essentielle a surgi, qui a engendré la situation regrettable que l’on observe actuellement. En tentant d’accélérer l’histoire, les principales puissances mondiales ont commencé à revoir le principe clé qui avait fondé les relations internationales durant près de 400 ans, soit justement depuis le début du Siècle des Lumières : celui de l’immuabilité de la souveraineté des États-nations en tant qu’éléments structurels du système mondial.

Et c’est précisément cette réinterprétation de la notion de souveraineté qui a eu le plus grand impact sur les événements survenus dans le monde à partir des années 1990.

Conditions uniques du projet européen

Depuis le début des années 1990, on a assisté à plusieurs tentatives de repenser ce concept. L’Union européenne, cette communauté unique d’États construite sur une limitation progressive de leurs souverainetés respectives, en a été une force motrice. Dans l’Europe occidentale de la seconde moitié du XXe siècle, la mise en commun des droits souverains des peuples a servi de remède contre le chauvinisme destructeur qui avait plongé coup sur coup le Vieux Continent dans des guerres de grande ampleur. Ce remède a fait ses preuves.

Cependant, la réussite du projet européen est due à des conditions géopolitiques uniques, qui ont formé un terreau propice à l’intégration. En s’unissant, les États d’Europe se sont cuirassés contre un ennemi commun (l’URSS) et ont délégué leur défense à un acteur externe (les États-Unis). Sans ces éléments, la réconciliation miraculeuse des nations européennes aurait pu ne pas arriver.

Après la fin, opportune et réjouissante pour l’Occident, de la Guerre froide, l’Europe est arrivée à la conclusion qu’elle devait non seulement perfectionner sa récente expérience et sa perception nouvelle de la souveraineté mais également les exporter. Les politiques européens n’ont pas tenu compte du caractère unique des conditions dans lesquelles avait grandi la communauté européenne. Ils ont commencé d’étendre les normes et règles de l’UE à la région directement voisine. Puis, à l’échelle mondiale, les Européens ont élaboré un concept entérinant la possibilité de faire abstraction de la souveraineté d’un État au nom de la défense des droits de l’homme. L’idée est belle mais, étant donné l’impossibilité de s’entendre sur les critères rendant une intervention nécessaire, les États occidentaux se sont mis à interpréter de façon arbitraire et préconçue cette « responsabilité de protéger ».

Ainsi, le noyau du système westphalien – l’État-nation souverain – a de facto cessé d’exister en tant que tel dans l’ordre qui avait surgi après la fin de la Guerre froide, et la disparition de ce noyau a naturellement ébranlé l’ensemble du système.

Ainsi, l’humanité n’a pas fait un pas en avant, vers une nouvelle étape inconnue de son évolution, mais bien en arrière – vers le monde tel qu’il existait avant le système westphalien, lorsque les humains s’identifiaient par rapport à leurs origines ethniques et leur religion, et non par leur appartenance à un État-nation.

La bataille d’Azincourt en 1415. Crédit : archersdecompiegne.fr

La bataille d’Azincourt en 1415. Crédit : archersdecompiegne.fr

Le Moyen-Âge est revenu, remplaçant le monde moderne après une brève tentative de bâtir un monde postmoderne. Le morcellement féodal de l’Ukraine et la bestialité fanatique de l’EI, lequel rejette les frontières, n’en sont que les manifestations les plus criantes. La nouvelle guerre de Trente Ans, vu le rythme de vie actuel, sera probablement bien plus courte que la première, mais l’essence de ce conflit à niveaux multiples et à l’intensité en dents de scie sera la même.

Il est évident qu’il ne s’agit pas du terminus, que l’histoire ne s’arrêtera pas là. Il est possible que le développement suive une spirale, et que la nouvelle spire dans laquelle il s’engagera permette aux États de se repositionner fermement en tant qu’uniques leviers de défense contre les menaces transfrontalières. Mais il est aussi possible que les États ne parviennent pas à re-légitimer leur droit à la violence et à la représentation collective des intérêts des citoyens, qui s’empresseront de trouver protection dans de nouvelles formes d’auto-organisation. Cette nouvelle autodétermination pourrait aussi aboutir au scénario décrit par Huntington. Dans tous les cas, l’époque ayant succédé à la Guerre froide restera dans les mémoires comme l’illustration d’un contraste saisissant qui oppose, d’une part, les intentions et les attentes et, d’autre part, les résultats des efforts visant à concrétiser ces dernières.

Source : Le Courrier de Russie

La véritable histoire du 8 mars par Stéphanie Arc

Les manifestations de femmes ouvrières qui se déroulent à Petrograd en 1917 amorcent la révolution russe. BETTMANN/CORBIS

Les manifestations de femmes ouvrières qui se déroulent à Petrograd en 1917 amorcent la révolution russe. BETTMANN/CORBIS

La manifestation new-yorkaise censée être à l’origine de la Journée internationale des femmes n’a… jamais eu lieu ! Retour sur ce mythe démasqué par l’historienne Françoise Picq.

La Journée internationale des femmes fête ses 104 ans ! Ses origines reposent en réalité sur un mythe. Françoise Picq, historienne, l’a « démasqué » dès la fin des années 1970 : « À l’époque, toute la presse militante, du PCF et de la CGT, comme celle des “groupes femmes” 1 du Mouvement de libération des femmes, relayée par les quotidiens nationaux, écrivait que la Journée des femmes commémorait le 8 mars 1857, jour de manifestation des couturières à New York. » Or cet événement n’a jamais eu lieu ! « Les journaux américains de 1857, par exemple, n’en ont jamais fait mention », indique Françoise Picq. Et il n’est même pas évoqué par celles qui ont pris l’initiative de la Journée internationale des femmes : les dirigeantes du mouvement féminin socialiste international.

Une itiniative du mouvement socialiste

Car c’est un fait, « c’est en août 1910, à la IIe conférence internationale des femmes socialistes, à Copenhague, à l’initiative de Clara Zetkin, militante allemande, qu’a été prise la décision de la célébrer », ajoute l’historienne. La date du 8 mars n’est pas avancée, mais le principe est admis : mobiliser les femmes « en accord avec les organisations politiques et syndicales du prolétariat dotées de la conscience de classe ». La Journée des femmes est donc l’initiative du mouvement socialiste et non du mouvement féministe pourtant très actif à l’époque. « C’est justement pour contrecarrer l’influence des groupes féministes sur les femmes du peuple que Clara Zetkin propose cette journée, précise Françoise Picq. Elle rejetait en effet l’alliance avec les “féministes de la bourgeoisie”. »

C’est Clara Zetkin, une enseignante, journaliste et femme politique allemande, qui est la réelle instigatrice de la Journée internationale des femmes. AKG-IMAGES

C’est Clara Zetkin, une enseignante, journaliste et femme politique allemande, qui est la réelle instigatrice de la Journée internationale des femmes. AKG-IMAGES

Quelques années plus tard, la tradition socialiste de la Journée internationale des femmes subit le contrecoup du schisme ouvrier lié à la IIIe Internationale. C’est en Russie que la Journée des femmes connaît son regain : en 1913 et en 1914, la Journée internationale des ouvrières y est célébrée, puis le 8 mars 1917 ont lieu, à Petrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), des manifestations d’ouvrières que les bolcheviques désignent comme le premier jour de la révolution russe. Une nouvelle tradition est instaurée : le 8 Mars sera dès lors l’occasion pour les partis communistes de mobiliser les femmes. Après 1945, la Journée des femmes est officiellement célébrée dans tous les pays socialistes (où elle s’apparente à la fête des mères !).

Les couturières new-yorkaises, un mythe né en 1955

Mais alors comment est né le mythe des couturières new-yorkaises ? « C’est en 1955, dans le journal L’Humanité, que la manifestation du 8 mars 1857 est citée pour la première fois », explique Françoise Picq. Et l’origine légendaire, relayée chaque année dans la presse, prend le pas sur la réalité. Pourquoi détacher le 8 Mars de son histoire soviétique ? « Selon l’une de mes hypothèses, poursuit-elle, Madeleine Colin, qui dirige alors la CGT, veut l’affranchir de la prédominance de l’UFF2 et du parti communiste pour qu’elle suive ses propres mots d’ordre lors du 8 Mars. La célébration communiste de la Journée des femmes était devenue trop traditionnelle et réactionnaire à son goût… » Et c’est pourquoi, en se référant aux ouvrières américaines, elle la présente sous un nouveau jour : celui de la lutte des femmes travailleuses…

Stéphanie Arc

Source : CNRS LE JOURNAL

Notes

  • 1. Ces groupes constituèrent la tendance « lutte des classes » du MLF.
  • 2. Organisation féminine dirigée par des communistes.

Les relations franco-britanniques par Vivien Pertusot

Si le Premier ministre britannique David Cameron et le président français François Hollande affichent régulièrement leurs désaccords sur l’Union européenne et les questions économiques, l’alliance stratégique des deux puissances rivales n’a jamais été remise en cause depuis l’Entente cordiale d’avril 1904.

Holland-Cameron

Le 25 octobre 2013, lors d’un conseil européen, François Hollande s’entretient avec David Cameron. L’Union européenne est au cœur des principaux sujets de désaccord franco-britanniques et notamment la volonté du Premier ministre britannique de réformer l’Union européenne, ce qui pour le président français « n’est pas la priorité », car « on ne peut pas faire peser sur l’Europe le choix britannique ». (© Conseil européen)

Les relations entre la France et le Royaume-Uni se caractérisent par « une complémentarité difficile », selon l’expression de Geoffroy de Courcel, ambassadeur de France en poste à Londres dans les années soixante (1).

Cet apparent oxymore traduit une situation où les deux pays ont nourri une relation marquée par l’évidence de travailler ensemble, tout autant que celle de se percevoir comme des rivaux. Cela s’illustre à trois niveaux : au niveau des affaires stratégiques, au sein de l’Union européenne, ainsi que dans leur relation commerciale. Les raisons de cette « complémentarité difficile » trouvent leurs racines non seulement dans une histoire parsemée de guerres et de rivalités ouvertes, mais aussi dans deux conceptions différentes de l’échiquier international. L’Europe a notamment toujours été la pomme de discorde des relations franco-britanniques.

Le domaine stratégique : rapprochement de raison

La convergence d’intérêts sur les domaines stratégiques est aussi étonnante qu’elle est compréhensible. Surtout, elle est pragmatique. Avant le XXe siècle, ni la France ni le Royaume-Uni n’avaient particulièrement de raison d’envisager un rapprochement. Les deux pays possédaient des empires d’envergure, des capacités militaires robustes et ne percevaient pas de menaces imminentes sur le continent européen. L’avènement de la Triple Alliance en 1882 et la montée en puissance de l’Allemagne ont été d’importants vecteurs pour motiver une nouvelle donne entre Paris et Londres. Toutefois, l’Entente cordiale approuvée en 1904 n’était à l’époque pas comprise comme le fondement d’une alliance structurelle entre deux rivaux.

Cet accord aura en réalité jeté les fondations d’une coopération bilatérale stratégique jamais réellement remise en question. Malgré les suspicions et autres méfiances inhérentes à la relation franco-britannique, plusieurs facteurs ont confirmé l’utilité de maintenir une relation étroite. Tout d’abord, la France et le Royaume-Uni vont devenir les deux seuls pays européens à conserver une ambition internationale unissant les volets diplomatiques, commerciaux, culturels et militaires. Une des principales pierres angulaires de cette vision globale est leur siège permanent respectif au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Ensuite, les deux pays conservent des outils de défense assez similaires, qu’ils sont prêts à utiliser. La possession d’armes nucléaires indépendantes en est un exemple, mais aussi des formats d’armées et des postures de défense proches. Les deux pays ont certes connu de fortes réductions d’effectifs et de capacités depuis la fin de la guerre froide et des coupes budgétaires conséquentes depuis 2008. Toutefois, Français et Britanniques veulent encore maintenir une capacité d’action totale, même si la réalité est plus contrastée. Enfin, les deux pays s’accordent sur le principe que l’Europe doit être plus active en politique étrangère et de défense. Ils divergent néanmoins sur l’enceinte de prédilection afin d’y parvenir. Traditionnellement, le Royaume-Uni, fervent promoteur du lien transatlantique, estime que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) doit être l’institution privilégiée pour la défense européenne. À l’inverse, la France préfère que les Européens développent une capacité autonome de celle de l’OTAN au sein de l’Union européenne. Si cette divergence perdure, elle est aujourd’hui estompée par des considérations beaucoup plus pragmatiques : peu importe la méthode, les Européens doivent être plus responsables en matière de sécurité et de défense.

La coopération stratégique franco-britannique demeure pragmatique et donc sujette aux soubresauts politiques. (…) François Hollande n’en a pour le moment pas fait un axe prioritaire.

La signature des traités de Lancaster House en novembre 2010 a marqué le point culminant de cette proximité stratégique. Cette coopération de défense répondait à des considérations de court et de moyen termes. Paris et Londres saisissaient bien la portée des coupes budgétaires et la nécessité de trouver des partenaires viables et de même calibre afin de conserver une force de frappe conséquente.

C’était particulièrement marqué pour la soutenabilité des capacités nucléaires, ainsi qu’au niveau industriel – la France et le Royaume-Uni maintiennent des bases industrielles et technologiques de défense (BITD) d’ampleur comparable. Sans parler d’intégration des BITD, il devenait clair des deux côtés de la Manche que leurs seules BITD nationales n’allaient plus suffire pour peser face aux États-Unis et aux industries émergentes. Il s’agissait également pour les deux puissances européennes de continuer à peser à l’échelle internationale et de pouvoir combiner leurs forces pour se déployer sur des théâtres parfois lointains.

Caricature datant de 1906, deux ans après l’« Entente cordiale » – une série d’accords bilatéraux signés entre le Royaume-Uni et la France, qui servit notamment à résoudre plusieurs différends coloniaux et à constituer le socle de la Triple-Entente formée avec l’Empire russe. On peut reconnaître sur ce dessin John Bull (personnage symbolisant l’Angleterre) et la Marianne française qui tournent le dos au Kaiser allemand, portant une épée sous son manteau. (© Bernard Partridge)

Caricature datant de 1906, deux ans après l’« Entente cordiale » – une série d’accords bilatéraux signés entre le Royaume-Uni et la France, qui servit notamment à résoudre plusieurs différends coloniaux et à constituer le socle de la Triple-Entente formée avec l’Empire russe. On peut reconnaître sur ce dessin John Bull (personnage symbolisant l’Angleterre) et la Marianne française qui tournent le dos au Kaiser allemand, portant une épée sous son manteau. (© Bernard Partridge)

La coopération franco-britannique en matière de sécurité et de défense est désormais acquise, mais pas sa portée. Sauf retournement majeur dans la politique étrangère et de sécurité de l’un des deux partenaires, l’intérêt de coopérer et de s’entendre demeurera. Ce qui est plus incertain en revanche est le périmètre de coopération que les deux chancelleries sont prêtes à maintenir sur le long terme. En effet, la coopération stratégique franco-britannique demeure pragmatique et donc sujette aux soubresauts politiques. En France, Nicolas Sarkozy était convaincu de sa pertinence et avait ainsi convoqué les ressources nécessaires à la signature des traités. À l’inverse, François Hollande n’en a pour le moment pas fait un axe prioritaire. De même, le référendum sur l’indépendance de l’Écosse soulevait des questions au sein de la Défense française : la perte de l’Écosse n’affaiblirait-elle pas le Royaume-Uni, déséquilibrant ainsi le partenariat franco-britannique ? Ce type de questions se pose à chaque tournant politique dans l’un ou l’autre pays. Aussi la France va-t-elle scruter les débats et la publication de la revue stratégique de défense et de sécurité (SDSR) prévue en 2015, car il s’agira de constater à quel point la Défense britannique va pouvoir limiter les coupes budgétaires et capacitaires, qui pourraient grever encore davantage un appareil de défense déjà sous pression. Si le domaine stratégique est devenu un axe de coopération central entre la France et le Royaume-Uni, la question européenne a, elle, nourri de nombreux désaccords entre les deux partenaires.D’où deux traités ambitieux signés entre Paris et Londres couvrant les domaines opérationnel, capacitaire, nucléaire et industriel. La coopération opérationnelle prendra la forme d’une Force expéditionnaire commune interarmées (CJEF), qui devrait être prête d’ici 2016. Bien que les deux appareils militaires aient l’habitude de travailler et de se déployer ensemble, établir une force commune présente de nombreux défis qui ralentissent son établissement. La coopération capacitaire se révèle également difficile. Le sommet franco-britannique, fin janvier 2014, a redonné un coup de projecteur à une coopération capacitaire et industrielle qui restait timorée, avec par exemple la confirmation du développement et de la production de missiles antinavires légers. Mais d’autres projets ont été abandonnés face aux choix unilatéraux des gouvernements français ou britannique. La coopération nucléaire est la plus discrète, mais semble être celle qui connaît le moins de remous…

Vivien PERTUSOT

L’article complet est paru dans « Les Grands Dossiers » de Diplomatie, n° 25, février 2015.

La fin des jours heureux pour l’Opep ? par Marie-Claire AOUN

L’histoire ne finit pas de se répéter: 1986, 1998, 2009 et 2014, des années qui ont vu plonger les cours du brut provoquant des crises économiques et sociales dans les pays producteurs de pétrole.
A chaque fois, l’effondrement des cours a rappelé la nécessité de conduire des réformes de diversification économique et d’atténuer la dépendance à l’égard du secteur des hydrocarbures, dont les recettes sont certes abondantes mais volatiles. L’histoire pétrolière est ponctuée de crises récurrentes avec des variations marquées et soudaines des prix. La période entre 2011 et 2014, caractérisée par une stabilité exceptionnelle des cours, est désormais terminée.

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Offre excédentaire mondiale avec le développement des pétroles de schiste aux Etats-Unis, demande pétrolière atone dans les pays consommateurs, les raisons de l’effondrement des prix du pétrole – de plus de 50% ces derniers mois – sont multiples et bien connues. La décision des pays membres de l’Opep de novembre dernier de maintenir leur niveau de production et de ne pas enrayer la chute des prix a fait couler beaucoup d’encre, quant aux velléités réelles de l’Arabie saoudite. Elle aurait conclu un pacte secret avec les Etats-Unis, pour nuire à l’Iran et à son allié russe. Les lectures géopolitiques sont nombreuses… Dans ce paysage en bouleversement, une seule certitude: l’Arabie saoudite est déterminée à préserver sa part de marché au détriment du prix.

Cette chute brutale et imprévue des prix aura probablement des effets positifs sur l’économie mondiale dans sa globalité. Elle amène aussi les acteurs industriels à revisiter leurs stratégies, les compagnies pétrolières annoncent des profits en baisse et des investissements en berne. Les pays importateurs, tels que la Chine et l’Inde, seraient les grands gagnants de ce nouvel ordre pétrolier mondial. Mais les premiers à souffrir de ce krach pétrolier sont les pays de l’Opep eux-mêmes. Le manque à gagner s’élèverait à plus de 375 milliards de dollars en 2015. Tout comme la Russie, les pays de l’Opep subissent de plein fouet la baisse des revenus de leurs exportations pétrolières, qui représentent en moyenne 70% de leurs exportations totales. Des crises économiques sont annoncées au Venezuela, en Iran, au Nigeria ou en Algérie, sans évoquer la forte instabilité géopolitique dans de nombreux pays producteurs de pétrole.

Le syndrome hollandais

En cause, le syndrome hollandais, cette logique économique implacable, observée aux Pays-Bas dans les années 1970, avec l’exploitation des gisements de gaz naturel de Groningue, qui se traduit par une forte appréciation du taux de change liée à l’expansion rapide du secteur pétrolier au détriment de la compétitivité des autres secteurs de l’économie. Ce serait donc le paradoxe de l’abondance en ressources naturelles. Les premiers à souffrir du krach pétrolier sont les pays de l’Opep eux-mêmes. Le manque à gagner s’élèverait à plus de 375 milliards de dollars en 2015.

Jusqu’en juin 2014, avec des prix du pétrole autour de 110 dollars par baril, ce spectre de la malédiction des ressources était bien loin, avec une croissance économique dans les pays producteurs de pétrole, tirée par le secteur des hydrocarbures. Mais les pays de l’Opep sont particulièrement dépensiers, avec des besoins sociaux élevés, des subventions importantes aux produits énergétiques et des programmes d’investissements ambitieux. À l’exception du Koweït, du Qatar et des Emirats arabes unis, les pays de l’Opep ont besoin d’un baril supérieur à 100 dollars pour équilibrer leur budget; la plupart affichant des budgets déficitaires en 2015.

Est-ce à dire que les pays de l’Opep n’ont rien fait ces dix dernières années pour se protéger contre les crises pétrolières et l’effondrement des cours? Probablement pas. De nombreux fonds souverains ont été établis, surtout dans les pays du Golfe, permettant à ces pays de puiser dans ces réserves durant les périodes d’effondrement des cours sans avoir à ajuster ou à reporter leurs dépenses d’infrastructures. Sous la houlette de quelques compagnies pétrolières internationales, les politiques de contenu local sont maintenant ancrées dans le paysage. Elles contribuent de plus en plus au développement du tissu industriel dans les pays producteurs en nouant des liens entre les activités pétrolières et gazières et les communautés locales.

Mais le besoin de réelles réformes économiques pour créer un secteur productif durable et compétitif reste cruel dans de nombreux pays. La réduction des subventions énergétiques massives constitue une première piste. Et si cette baisse des prix du pétrole pouvait enfin représenter une opportunité de réformes pour les pays producteurs de pétrole ?

Article paru dans L’Echo, Bruxelles, 4 mars 2015

Afrique – les évolutions paradoxales par cpasteau

afrique

Le 2 mars 2015, Alain Antil, responsable du programme Afrique subsaharienne à l’Institut français des relations internationales (Ifri), a donné au siège parisien d’Orange une conférence dont voici la synthèse.

 

L’Afrique vit une évolution paradoxale, marquée par des tendances extrêmement diverses. Ainsi, la croissance économique depuis 2000 a fait reculer la proportion de pauvres, mais la croissance démographique a simultanément fait augmenter le nombre de pauvres.

  1. Transformations économiques

– Une croissance soutenue
En 1950, le problème du continent semblait être celui de la faible densité: 200 millions de personnes habitaient alors en Afrique.
Après une période de croissance suite à la décolonisation, un retournement s’opère vers la moitié des années 1970. Au choc pétrolier s’ajoutent un endettement très fort (la dette devient le premier poste budgétaire, par exemple en Côte d’Ivoire où, entre les années 1970 et le début des années 1990, la dette est multipliée par 40) et une remise en question des modèles de développements fondés sur des productions agricoles ou minières (ainsi la Côte d’Ivoire souffre-t-elle de la concurrence internationale sur le cacao, le coton et le café). La croissance économique baisse alors à un rythme annuel de 2%, mais le taux de croissance du PIB par habitant devient négatif en raison de la croissance démographique trop forte: c’est le marasme.
Question: les tensions actuelles mèneront-elles à un nouveau choc ? Les économies minières feront-elles preuves de résilience ? La question se pose par exemple pour le Nigéria, dont le pétrole fournit 15% du PIB… mais 80% du budget de l’Etat. L’exemple de la résilience des économies africaines suite à la crise financière mondiale de 2008 est un bon signe.

– Émergence des classes moyennes
Par classe moyenne on entend ici les 400 millions d’Africains qui vivent avec plus de 2 dollars par jour, ce qui leur permet de quitter la survie et de se projeter un peu vers l’avenir. Cette classe moyenne flottante est cependant très fragile.
Les classes moyennes, autrefois composées de fonctionnaires, se diversifient actuellement.
La massification de l’éducation ayant échoué, le secteur privé de l’éducation a connu une forte croissance.

– La révolution du mobile
La part de la population connectée au réseau mobile est passée de 2% en 2000 à 84% en 2015.
Le fait que l’impôt repose sur la population dédouane les dirigeants de leur devoir de rendre service. L’arrivée du mobile, des cartes de prépaiement taxées, contribue à changer les choses.
Le mobile donne des atouts aux populations les plus fragiles, comme les agriculteurs qui dépendent du prix des denrées et qui sont désorganisés face aux marchands. Le mobile rend possible la circulation des informations, ce qui introduit un autre rapport de force.

  1. Évolutions sociales et sécuritaires

– La croissance démographique
La population sera multipliée par 10 entre 1950 et 2050, ce qui relativise les chiffres de croissance du PIB. L’Afrique profite du bonus démographique: une population jeune (très peu de 60+ ans) et active génère de la croissance.
La question de l’emploi est primordiale. Entre 80 et 90% des nouveaux entrants sur le marché du travail doivent se tourner vers le secteur informel. Il y a un problème de sous-activité. Deux marchés de l’emploi distincts et qui s’éloignent. Le marché est favorable pour les gens formés, car il y a grand besoin de cadres qualifiés; en revanche, le rapport de force favorise les employeurs quand les personnes sont faiblement ou pas du tout qualifiées. Le résultat est une augmentation spectaculaire des inégalités sociale, d’accès aux services de l’État, etc.
La population urbaine sera multipliée par 30 entre 1950 et 2050.
L’urbanisation amène une redéfinition des réseaux de solidarité. Ceux qui réussissent en ville favorisent leur famille nucléaire par rapport à la grande famille. Or le filet social en Afrique repose sur les liens familiaux, les tribus, les lignages. L’atténuation des solidarités traditionnelles est très difficilement vécue par ceux qui ne réussissent pas. D’où des phénomènes liés au religieux, à une perte de repères: les solidarités des religions ou de quartier viennent combler un manque.

– Les transformations du religieux
(Ces transformations sont vues à travers un prisme social.)
Paradoxe: au Niger, l’islamisme propose parfois aux femmes un cadre moins conservateur que celui de la société traditionnelle. Les femmes peuvent négocier plus de droits en se basant sur le Coran.
Autre exemple: en Mauritanie, le tabligh, fondamentalisme musulman quiétiste d’origine pakistanaise, est populaire auprès des Harratins (descendants d’esclaves arabisés) car ce mouvement est très égalitaire: tous les musulmans doivent être égaux.
Le vide laissé par les gouvernements dans la mise en place de système éducatif, a laissé la place à des ONG religieuses développées par de nouvelles élites : anciens étudiants qui ont obtenu des bourses et ont suivi des cursus théologiques dans les pays du Golfe, ne trouvent pas de place dans la société à leur retour: les muftis et les cadis sont déjà en place. Ils créent donc des organisations non-gouvernementales avec l’aide des contacts formés lors de leurs études.

– Évolutions de la conflictualité
L’évolution des moyens de communication transforme la médiatisation, ainsi on parle beaucoup plus des conflits malgré une létalité en forte diminution par rapport au siècle dernier: Boko Haram a occasionné le décès de 13.000 personnes depuis le début du mouvement, beaucoup moins que le nombre de victimes de la guerre du Biafra dans les années 1960, alors qu’on parle plus aujourd’hui de Boko Haram qu’on ne parlait du Biafra.

– La violence
Il n’y a pas de liens évidents entre violence et niveau de développement. L’Afrique du Sud, locomotive industrielle du continent, connaît le taux d’homicides le plus élevé. Nairobi, Johannesburg et Lagos, trois des plus grandes villes du continent, sont aussi les plus violentes.

En conclusion, une carte des âges médians par pays en Afrique (réalisée par le GlobalPost à partir des données du CIA Factbook) a permis de synthétiser les forces et les faiblesses de l’Afrique: le continent est riche de sa vitalité, mais les tensions sociales seront de moins en moins facilement régulées dans des pays comme le Niger, exemple extrême avec un âge médian de 15,1 an. Cela signifie que la moitié des habitants ont moins de quinze ans. Le pays d’Afrique avec l’âge médian le plus élevé est la Tunisie: 31,4 ans. Comment les jeunes pourront-ils trouver un travail ?
Les crises actuelles sont aussi celles de la non intégration d’espaces enclavés dans les circuits économiques: Nord du Mali, Nord du Nigeria, République centrafricaine, Soudan du Sud.

Les défis sont donc immenses.

Source: Starafrica.com