La bataille pour l’histoire: pourquoi l’Europe devrait résister à la tentation de réécrire son propre passé communiste par Martin D. Brown

Quelques mois plutôt les gouvernements tchèque et slovaque ont critiqué la diffusion d’un documentaire russe sur l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968, avec le ministère slovaque des affaires étrangères décrivant une tentative ‘de réécrire l’histoire’. Martin D. Brown écrit que, bien que le documentaire était sans doute imparfait, l’incident diplomatique était symptomatique d’une situation dans laquelle la Russie a adopté une vue plus en plus résolument soviétique de l’histoire, tandis que les États post-soviétiques ont soutenu la construction d’une histoire consciemment antisoviétique construite autour du concept de totalitarisme. Il argument que les États de l’UE ont peu à gagner dans la réécriture de leur propre passé tout simplement pour contrer le récit russe.

David Cameron a parlé la semaine dernière au 10e Forum sur la sécurité  GLOBSEC, tenue à Bratislava, en Slovaquie. Il a abordé les principales préoccupations de sécurité auxquels fait face l’Europe: le conflit en Ukraine, la montée de DAESH et le flux de migrants qui traversent la Méditerranée. Son discours visait clairement à rassurer les membres orientaux et méridionaux de l’Union européenne par le soutien britannique continue. Il a également souligné la nécessité de trouver des politiques crédibles pour lutter contre l’appel menaçant d’idéologie extrémiste de DAESH et la radicalisation des populations musulmanes en Europe occidentale.globsec001
Daesh n’est pas le premier mouvement essayant d’utiliser les médias sociaux (et d’autres) et de l’histoire révisionniste pour étayer sa stratégie géopolitique. Les hôtes de Cameron, les Slovaques, et leurs voisins d’Europe centrale et orientale, ont eu beaucoup d’expérience avec les idéologies extrémistes, de sorte qu’on pourrait  présumer, qu’ils ont développé des solutions viables pour lutter contre cette menace.

Plus récemment, la République tchèque et son voisin la Slovaquie ont été impliqué dans une querelle diplomatique avec Moscou sur un documentaire télévisé de Russie à propos de l’écrasement du Printemps de Prague en 1968 – un moment charnière dans l’histoire de l’une des idéologies prééminent extrémistes de l’histoire européenne: le communisme. Il n’y a rien d’étonnant à cela: le XXe siècle est un sujet âprement disputée. Le passé a été régulièrement une arme dans les guerres de propagande sur la ‘vérité historique’. Même la Guerre Froide a été constamment, et à tort, enrôlée de force au service des références en conflit actuel en Ukraine.
La Russie semble revenue à une vue résolument soviétique de l’histoire, alors que les États post-soviétiques ont soutenu la construction d’une histoire consciemment antisoviétique, construit autour du concept de totalitarisme. Les deux récits sont incompatibles et il est peu probable qu’ils encouragent le dialogue utile ou nous disent plus sur la capacité de l’histoire de proférer des recommandations politiques.

La bataille pour l’histoire

Cet incident particulier a été déclenchée par une nouvelle série sur la Rossiya-1 russe: Pacte de Varsovie – Pages Déclassifiées. Le programme a défendu l’invasion du Pacte de la Tchécoslovaquie en 1968 (impliquant les forces bulgares, allemandes de l’Est, hongrois, polonais et soviétiques), affirmant que c’était une intervention préventive pour éviter un putsch nazi dirigé par l’OTAN. Outrés, tant Bratislava et Prague ont déposé des plaintes formelles à la Russie pour avoir permise la diffusion de telles distorsions.

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Les allégations de Rossiya sont absurdes: un ressassé brutal de vieilles justifications soviétiques. Nous savons maintenant par de témoignages oraux que les troupes du Pacte de Varsovie, franchissant les frontières tchécoslovaques et surprises de la réception hostile, ont été nourries par des histoires similaires. Les comptes plus nuancées peuvent être trouvés dans de divers articles, des livres et des collections de documents qui démontrent de façon concluante la fausseté des allégations de Rossiya.
Donc, à la lumière de tout cela, ce fut un autre exemple des tentatives de Vladimir Poutine dans la  manipulation  de passé russe / soviétique à des fins politiques dans la guerre de l’information actuelle avec ‘l’Occident’. Peut-être qu’il est aussi symptomatique des inquiétudes de la Russie concernant des ‘révolutions de couleurs’ et de changements de régimes parrainé par l’Ouest. Mais ce n’est que la moitié de l’histoire.

Les vingt-cinq dernières années durant, Europe postsoviétique a aussi activement reconquit  et réécrit son histoire. Pendant l’ère communiste le passé était en surveillance stricte et fortement censuré. Le débat public sur les violations des droits de l’homme, sur la répression politique, sur les assassinats des dizaines de millions ont été supprimées. Des exemples bien connus comprennent l’obscurcissement officiel sur la famine ukrainienne, sur le pacte Molotov-Ribbentrop et sur le massacre de Katyn.
Bien que le passé a été confisqué par les régimes communistes, cela ne signifie pas que la version de l’ouest était totalement objective ou précise. Toutes les recherches dans la guerre froide ont été politisées, des deux côtés du rideau de fer. Les estimations établies antérieurement sur le nombre de morts sous Staline sont actuellement en cours de révision et réduits.
Depuis 1989, les États post-soviétiques ont ouvert leurs archives et ont adopté une législation pour créer des instituts de documentation et de diffusion de ces événements: l’Institut Estonien de la Mémoire Historique; la Maison de la Terreur en Hongrie; l’Institut de la Mémoire nationale en Pologne;  l’Institut de la Mémoire Nationale en Slovaquie, regroupés sous l’égide de la Plateforme de la Mémoire et de la Conscience Européenne.
Dirigée par la République Tchèque, une campagne a été lancée en 2008 pour formaliser ces perspectives dans l’UE elle-même. Une Journée européenne du souvenir a été établie par la suite, est célébrée chaque année le 23 Août.
Collectivement, et inspiré par la lecture de l’œuvre de Hannah Arendt (ou peut-être une lecture erronée), ces organes et les lois promeuvent une conception du totalitarisme parrainé par l’État, dans lequel les histoires et les crimes du fascisme et du communisme sont expressément assimilés. Les exposants les plus virulents de ce concept dans l’ouest sont Anne Applebaum et Timothy Snyder.
Controversée, ce discours a également été exposé à des efforts tentés de l’Holocaustisation; cooptant la terminologie de l’extermination des Juifs d’Europe. En 2014, le film estonien Dans le vent de travers, traitant les déportations de masse de 1941, utilise expressément le terme ‘Holocauste soviétique’. Encore une fois, le but étant d’assimiler les crimes communistes présentés comme moins connus avec celles des nazis.

cameron002Entièrement à juste titre, ces pays post-soviétiques se réapproprient leur passé perdu depuis longtemps. Cependant, leurs politiciens ont construit et fondé des organismes pour produire une version totalitaire de l’histoire ‘approuvée’ et diamétralement opposée à l’ancien récit communiste. Indépendamment de ce que l’on pourrait penser de l’utilité d’une telle approche, le caractère officiel du programme devrait donner une pause dans la réflexion. L’histoire est sur le discours et tout processus qui limite ou empêche le débat devrait être une source de préoccupation.

Traitée avec soin, et protégé de toute ingérence politique ou d’un sentiment national, une telle approche devrait donner des résultats utiles. Mais comme le Dr Muriel Blaive, Conseiller du Directeur de la recherche et de la méthodologie à l’Institut pour l’étude des régimes totalitaires de Prague, a averti dans une récente interview, cela n’a pas toujours été le cas. Il y a eu de grandes divergences dans la façon dont ces archives de l’époque communiste ont été protégées et utilisés, ainsi que dans les résultats produits.

Je dirais que le problème central n’est pas ce que l’approche totalitaire prétend avoir révélé, mais plutôt de ce qu’il n’a pas réussi à expliquer. Oui, les crimes du communisme ont été documentés et à juste titre, exposée, mais c’est quoi qui a été révélé au sujet de la comparaison avec le fascisme exactement, en particulier dans les États qui se sont livré activement aux deux à la fois? Il est difficile de voir comment l’amalgame des régimes disparates est une aide à l’analyse, d’autant plus que le concept de totalitarisme reste au mieux flou et mal définie.

global-cold-war002En outre, l’approche totalitaire est ouvertement euro-centrique et géographiquement myope. Il ne donne aucun aperçu dans la Guerre Froide mondiale, et il ignore le fait que, en dehors de l’Europe, Moscou a souvent été considéré comme le champion de la lutte anti-impérialiste.

Plus problématiquement encore, le projet n’a pas réussi à expliquer pourquoi des dizaines, sinon des centaines, de millions de personnes ont rejoint volontairement les partis fascistes et communistes en premier lieu ou ont collaboré avec ces régimes plus tard. Ont-ils été trompés, contraints, ou, plus inquiétant encore, ont-ils embrassé activement les idéologies sur l’offre? Nous n’avons pas de réponse.

Pour parler sans ambages, l’opposé aux mensonges communistes n’est pas la ‘vérité’. La Russie n’a pas non plus le monopole de la falsification du passé. La question ici, à l’instar de discours de Cameron à Bratislava, est de savoir comment les sociétés comprennent et luttent contre l’extrémisme idéologique, que ce soit le fascisme, le communisme, ou la hausse actuelle de fondamentalisme islamique violent.

Plus de vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin, quel espoir pour l’UE de faire face à l’attirance de DAESH, si elle est encore à développer une compréhension sophistiquée et holistique de sa propre histoire de l’idéologie extrémiste?

Martin D. Brown

Traduction : Azra Isakovic

Source : LSE

Les relations franco-britanniques par Vivien Pertusot

Si le Premier ministre britannique David Cameron et le président français François Hollande affichent régulièrement leurs désaccords sur l’Union européenne et les questions économiques, l’alliance stratégique des deux puissances rivales n’a jamais été remise en cause depuis l’Entente cordiale d’avril 1904.

Holland-Cameron

Le 25 octobre 2013, lors d’un conseil européen, François Hollande s’entretient avec David Cameron. L’Union européenne est au cœur des principaux sujets de désaccord franco-britanniques et notamment la volonté du Premier ministre britannique de réformer l’Union européenne, ce qui pour le président français « n’est pas la priorité », car « on ne peut pas faire peser sur l’Europe le choix britannique ». (© Conseil européen)

Les relations entre la France et le Royaume-Uni se caractérisent par « une complémentarité difficile », selon l’expression de Geoffroy de Courcel, ambassadeur de France en poste à Londres dans les années soixante (1).

Cet apparent oxymore traduit une situation où les deux pays ont nourri une relation marquée par l’évidence de travailler ensemble, tout autant que celle de se percevoir comme des rivaux. Cela s’illustre à trois niveaux : au niveau des affaires stratégiques, au sein de l’Union européenne, ainsi que dans leur relation commerciale. Les raisons de cette « complémentarité difficile » trouvent leurs racines non seulement dans une histoire parsemée de guerres et de rivalités ouvertes, mais aussi dans deux conceptions différentes de l’échiquier international. L’Europe a notamment toujours été la pomme de discorde des relations franco-britanniques.

Le domaine stratégique : rapprochement de raison

La convergence d’intérêts sur les domaines stratégiques est aussi étonnante qu’elle est compréhensible. Surtout, elle est pragmatique. Avant le XXe siècle, ni la France ni le Royaume-Uni n’avaient particulièrement de raison d’envisager un rapprochement. Les deux pays possédaient des empires d’envergure, des capacités militaires robustes et ne percevaient pas de menaces imminentes sur le continent européen. L’avènement de la Triple Alliance en 1882 et la montée en puissance de l’Allemagne ont été d’importants vecteurs pour motiver une nouvelle donne entre Paris et Londres. Toutefois, l’Entente cordiale approuvée en 1904 n’était à l’époque pas comprise comme le fondement d’une alliance structurelle entre deux rivaux.

Cet accord aura en réalité jeté les fondations d’une coopération bilatérale stratégique jamais réellement remise en question. Malgré les suspicions et autres méfiances inhérentes à la relation franco-britannique, plusieurs facteurs ont confirmé l’utilité de maintenir une relation étroite. Tout d’abord, la France et le Royaume-Uni vont devenir les deux seuls pays européens à conserver une ambition internationale unissant les volets diplomatiques, commerciaux, culturels et militaires. Une des principales pierres angulaires de cette vision globale est leur siège permanent respectif au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Ensuite, les deux pays conservent des outils de défense assez similaires, qu’ils sont prêts à utiliser. La possession d’armes nucléaires indépendantes en est un exemple, mais aussi des formats d’armées et des postures de défense proches. Les deux pays ont certes connu de fortes réductions d’effectifs et de capacités depuis la fin de la guerre froide et des coupes budgétaires conséquentes depuis 2008. Toutefois, Français et Britanniques veulent encore maintenir une capacité d’action totale, même si la réalité est plus contrastée. Enfin, les deux pays s’accordent sur le principe que l’Europe doit être plus active en politique étrangère et de défense. Ils divergent néanmoins sur l’enceinte de prédilection afin d’y parvenir. Traditionnellement, le Royaume-Uni, fervent promoteur du lien transatlantique, estime que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) doit être l’institution privilégiée pour la défense européenne. À l’inverse, la France préfère que les Européens développent une capacité autonome de celle de l’OTAN au sein de l’Union européenne. Si cette divergence perdure, elle est aujourd’hui estompée par des considérations beaucoup plus pragmatiques : peu importe la méthode, les Européens doivent être plus responsables en matière de sécurité et de défense.

La coopération stratégique franco-britannique demeure pragmatique et donc sujette aux soubresauts politiques. (…) François Hollande n’en a pour le moment pas fait un axe prioritaire.

La signature des traités de Lancaster House en novembre 2010 a marqué le point culminant de cette proximité stratégique. Cette coopération de défense répondait à des considérations de court et de moyen termes. Paris et Londres saisissaient bien la portée des coupes budgétaires et la nécessité de trouver des partenaires viables et de même calibre afin de conserver une force de frappe conséquente.

C’était particulièrement marqué pour la soutenabilité des capacités nucléaires, ainsi qu’au niveau industriel – la France et le Royaume-Uni maintiennent des bases industrielles et technologiques de défense (BITD) d’ampleur comparable. Sans parler d’intégration des BITD, il devenait clair des deux côtés de la Manche que leurs seules BITD nationales n’allaient plus suffire pour peser face aux États-Unis et aux industries émergentes. Il s’agissait également pour les deux puissances européennes de continuer à peser à l’échelle internationale et de pouvoir combiner leurs forces pour se déployer sur des théâtres parfois lointains.

Caricature datant de 1906, deux ans après l’« Entente cordiale » – une série d’accords bilatéraux signés entre le Royaume-Uni et la France, qui servit notamment à résoudre plusieurs différends coloniaux et à constituer le socle de la Triple-Entente formée avec l’Empire russe. On peut reconnaître sur ce dessin John Bull (personnage symbolisant l’Angleterre) et la Marianne française qui tournent le dos au Kaiser allemand, portant une épée sous son manteau. (© Bernard Partridge)

Caricature datant de 1906, deux ans après l’« Entente cordiale » – une série d’accords bilatéraux signés entre le Royaume-Uni et la France, qui servit notamment à résoudre plusieurs différends coloniaux et à constituer le socle de la Triple-Entente formée avec l’Empire russe. On peut reconnaître sur ce dessin John Bull (personnage symbolisant l’Angleterre) et la Marianne française qui tournent le dos au Kaiser allemand, portant une épée sous son manteau. (© Bernard Partridge)

La coopération franco-britannique en matière de sécurité et de défense est désormais acquise, mais pas sa portée. Sauf retournement majeur dans la politique étrangère et de sécurité de l’un des deux partenaires, l’intérêt de coopérer et de s’entendre demeurera. Ce qui est plus incertain en revanche est le périmètre de coopération que les deux chancelleries sont prêtes à maintenir sur le long terme. En effet, la coopération stratégique franco-britannique demeure pragmatique et donc sujette aux soubresauts politiques. En France, Nicolas Sarkozy était convaincu de sa pertinence et avait ainsi convoqué les ressources nécessaires à la signature des traités. À l’inverse, François Hollande n’en a pour le moment pas fait un axe prioritaire. De même, le référendum sur l’indépendance de l’Écosse soulevait des questions au sein de la Défense française : la perte de l’Écosse n’affaiblirait-elle pas le Royaume-Uni, déséquilibrant ainsi le partenariat franco-britannique ? Ce type de questions se pose à chaque tournant politique dans l’un ou l’autre pays. Aussi la France va-t-elle scruter les débats et la publication de la revue stratégique de défense et de sécurité (SDSR) prévue en 2015, car il s’agira de constater à quel point la Défense britannique va pouvoir limiter les coupes budgétaires et capacitaires, qui pourraient grever encore davantage un appareil de défense déjà sous pression. Si le domaine stratégique est devenu un axe de coopération central entre la France et le Royaume-Uni, la question européenne a, elle, nourri de nombreux désaccords entre les deux partenaires.D’où deux traités ambitieux signés entre Paris et Londres couvrant les domaines opérationnel, capacitaire, nucléaire et industriel. La coopération opérationnelle prendra la forme d’une Force expéditionnaire commune interarmées (CJEF), qui devrait être prête d’ici 2016. Bien que les deux appareils militaires aient l’habitude de travailler et de se déployer ensemble, établir une force commune présente de nombreux défis qui ralentissent son établissement. La coopération capacitaire se révèle également difficile. Le sommet franco-britannique, fin janvier 2014, a redonné un coup de projecteur à une coopération capacitaire et industrielle qui restait timorée, avec par exemple la confirmation du développement et de la production de missiles antinavires légers. Mais d’autres projets ont été abandonnés face aux choix unilatéraux des gouvernements français ou britannique. La coopération nucléaire est la plus discrète, mais semble être celle qui connaît le moins de remous…

Vivien PERTUSOT

L’article complet est paru dans « Les Grands Dossiers » de Diplomatie, n° 25, février 2015.