Les mondialistes de Quinn Slobodian par Mathew D. Rose

 

globalistes001Il y a environ un an, quelques universitaires ont déclaré qu’il était impossible de discuter du néolibéralisme, car il ne pouvait pas être défini. Cela semblait assez étrange, vu que la littérature la plus importante sur le sujet, livres, papiers et articles, chevauchait à 95% dans leurs définitions. Un tweet de Londres a rejeté cette affirmation de la tour d’ivoire en affirmant simplement que «n’importe qui à Londres reconnaîtrait le néolibéralisme quand il le verrait».

C’est ainsi que j’ai abordé les «Mondialistes» de Quinn Slobodian avec une certaine appréhension, craignant une nouvelle leçon de la tour d’ivoire sur la façon dont nous, les mortels, sommes supposés voir le néolibéralisme. Au lieu de cela, ce qui est arrivé était une agréable surprise. Slobodian aborde le sujet du néolibéralisme en tant qu’historien, en examinant les aspects politiques et sociaux, en suivant le développement des néolibéraux ou des mondialistes, selon ses termes, depuis leur création à Vienne dans les années 1920, plus de deux décennies avant le mont Pèlerin et suit les vicissitudes de leurs théories jusqu’à leur éventuelle politique fatidique et hégémonie économique.

Pour les mondialistes qui, selon Slobodian, envisageaient un monde régi par le caractère sacré de la propriété privée et les forces de la concurrence, les deux plus grandes menaces étaient la démocratie et la souveraineté nationale (et le sont toujours). Ce sont les éléments qui bloquent le véritable libre-échange libéral. Leur idéal était l’Empire britannique, qui facilitait le libre-échange et la circulation des capitaux à travers le monde. Cela était très bénéfique pour les Britanniques et leur commerce, mais détruisait les cultures et massacrait les populations de leurs colonies, qui avaient d’autres valeurs qu’un marché libre. Mais pour les disciples néo-libéraux à Vienne et plus tard à Genève, un tel libéralisme militarisé était le moyen de réaliser leur idéologie technocratique, une « économie mondiale plate », libre de droits de douane, de réglementation et d’ingérence démocratique.

Selon Slobodian, le futur rôle de l’État-nation, la principale institution politique de nombreuses civilisations au cours des 2500 dernières années, a été défini pour les néolibéraux par un ancien juriste nazi réputé, Carl Schmitt, en 1950. Pour Schmitt, il y aurait deux mondes politiques à l’avenir: «Imperium», qui faisait référence à l’administration d’un État-nation, était plus préoccupé par le folklore politique: drapeaux, symboles, langage – la répression n’est pas mentionnée. Le vrai pouvoir reviendrait a «Dominium», «le monde de la propriété, où les gens possédaient des biens, de l’argent et des terres dispersées à travers le monde». Bien entendu, ce dernier monde mondial serait, selon le dogme des néolibéraux, juridiquement prédominant – au-delà de l’ingérence des États-nations et de leurs aspirations démocratiques.

Ce souhait de Hayek et Mises d’interdire la démocratie, instaurant une hégémonie des intérêts commerciaux sur la démocratie, n’était pas du tout isolé à cette époque. Curieusement Slobodian omet de mentionner que c’était là le concept du «corporatisme» fasciste de Mussolini. En fait, il ignore le fait que, à l’époque des systèmes totalitaires universels, les néo-libéraux de l’époque étaient tout aussi tranchants dans leur vision du monde que le fascisme, le nazisme ou le bolchevisme. Il ne faut pas non plus oublier qu’Hitler était à Vienne pendant cette même période, tout aussi influencé par les événements politiques et économiques que ses deux compatriotes autrichiens. C’était le même melting pot des systèmes totalitaires.Une grande partie de la pensée néolibérale de Hayek et Mises s’est développée dans l’entre-deux-guerres de Vienne, où ils se sont rangés du côté des éléments réactionnaires, célébrant la répression sanglante des mouvements de travailleurs. C’était la menace de la démocratie qui devait être surmontée à leurs yeux. Ils sont devenus des partisans bruyants, voire fanatiques, d’un marché mondial libre, qui ne peut être atteint que si l’État réduisait ses activités à la sécurisation de la propriété privée, en unissant ses forces à la finance et au commerce.

Le silence de Slobodian sur ce qui s’est passé parmi les néolibéraux au IIIe Reich est tout aussi étrange. Il suggère vaguement qu’ils étaient contre le fascisme nazi, mais n’entre jamais dans les détails. Même quand Slobodian cite l’un des néo-libéraux fondateurs les plus en vue, Wilhelm Röpke, qui a écrit à un ami: «Je suis même plus fasciste que vous-même». Slobodian l’ignore simplement et passe à autre chose. Plus curieux encore, plus loin dans le livre, Slobodian affirme que Röpke allait devenir plus tard «l’un des pères intellectuels de« l’économie sociale »de l’après-guerre en Allemagne de l’Ouest».

Plus tard, nous découvrons que beaucoup de néolibéraux, en particulier Röpke, étaient des racistes invétérés – les fascistes européens le sont généralement. Il n’est donc pas surprenant qu’ils aient particulièrement soutenu l’apartheid en Afrique du Sud. D’autres, comme Hayek, par exemple, considéraient l’apartheid comme «à la fois une injustice et une erreur», mais étaient opposés aux sanctions et aux embargos, car ils violaient le libre-échange. Slobodian résume la position néolibérale sur la race comme suit: «Le mondialisme militant de Hayek affirmait que la totalité doit résister aux exigences ruineuses d’une moralité mondialisée ».

Ainsi, dans les années à venir, les mondialistes soutiendraient des coups d’État militaires, y compris apparemment des massacres de civils, l’intervention militaire des pays occidentaux du tiers monde, le racisme (notamment en reniant le principe «une personne, une voix, principalement selon la race), et les régimes racistes de facto.

Malgré leurs appels à un marché mondial libre, les néo-libéraux n’ont pas été en mesure de s’émanciper de leur eurocentrisme. Comme dans l’Empire britannique, le libre-échange devrait exister, mais à l’avantage des anciennes nations coloniales. Cela a joué un rôle important après la guerre, les anciennes colonies européennes du tiers monde exigeant des droits égaux à ceux des pays développés. Tous les signes avant-coureurs étaient là. Pour rattraper les économies occidentales, ces nouvelles nations devraient utiliser des outils économiques tels que les tarifs et la nationalisation. Mais les néolibéraux menaient une guerre sur deux fronts: premièrement, contre l’autodétermination économique du tiers monde, et deuxièmement, via le soutien américain à un New Deal international visant à aider ces pays à atteindre l’égalité économique, sans pour autant perdre de vue l’ingérence du marché.

Les professeurs venant d’Europe auraient eu peu d’influence, mais ils avaient désormais de puissants alliés politiques au sein des gouvernements européens et les «intérêts économiques bruts» des sociétés transnationales américaines. Les mondialistes ont peut-être propagé Imperium dans le tiers monde, mais n’étaient pas prêts à sacrifier l’impérialisme même. Slobodian suit ce processus avec brio avec sa passion pour les détails, en particulier la façon dont les organisations internationales, créées pour assurer l’égalité économique et la justice, ont été renversées pour faire exactement le contraire, créant en fait un néo-colonialisme. Walter Lippmann semble avoir fourni une grande partie du système politique, qui manquait aux universitaires, pour obtenir un puissant soutien politique et financier au dogme néolibéral – quelque chose que Slobodian aborde, mais qui est sûrement un sujet intéressant en soi.

C’est sans aucun doute un bon livre et une contribution majeure au débat sur le néolibéralisme et son développement historique et politique. Malheureusement, l’historien Slobodian n’a pas réussi à replacer le sujet dans un contexte historique, omettant surtout d’expliquer que les mondialistes les plus importants et les plus en avant étaient très fidèles à la tradition politique et économique austro-allemande de leur époque. Au lieu de cela, il décrit le mondialisme comme quelque chose d’unique. Hayek, Mises et Röper n’ont peut-être pas été «nationalistes» et «socialistes», mais ils n’étaient pas moins totalitaires, dogmatiques, antidémocratiques et racistes que leurs contemporains. Le chapitre 7, “Un monde de signaux”, le plus long du livre, est superflu pour la conception générale du récit, étant principalement consacré à Hayek et à sa pensée. Certaines parties traitent de ses dérivations métaphysiques à la limite du mysticisme, par lesquelles Slobodian semble vouloir récupérer une sorte d’impératif catégorique économique pour Hayek. Le livre aurait été plus efficace sans cela.

Source : Globalists by Quinn Slobodian

Traduction: A. Isakovic

Pourquoi la Première Guerre mondiale n’est pas finie

Les Vaincus de Robert Gerwarth – Une histoire de l’Europe entre 1917 et 1923 qui se penche sur le côté sombre de l’autodétermination nationale

Corps libres allemands

Des volontaires de Corps libres allemands à Berlin lors du Putsch Kapp de 1920, une tentative infructueuse de renversement de la République de Weimar © Getty

Dans La Marche de Radetzky, le chef-d’œuvre du romancier autrichien Joseph Roth de 1932, un aristocrate polonais conservateur nommé Comte Chojnicki prédit l’effondrement de l’empire de Habsbourg en 1918. Avec amertume, il attribue ce fléau aux minorités nationales rétives de l’empire : « Dès que l’empereur [Franz Josef] dit bonsoir, nous allons nous diviser en cent morceaux… Tous les peuples créeront leurs propres petites sales états… Le nationalisme est la nouvelle religion. »

Comme l’explique Robert Gerwarth dans Les Vaincus, ce n’est pas un hasard si Roth et d’autres Juifs d’Europe centrale ont regardé avec nostalgie, du point de vue des années 1930, la double monarchie disparue. Pour eux, la vie était plus en sécurité dans cet empire multiethnique, avec son traitement relativement tolérant des minorités, que dans la plupart des États-nations qui le remplaçaient, sans parler de l’Allemagne nazie.

L’Autriche-Hongrie est l’un des quatre empires à se briser à la suite de la Première Guerre mondiale, les autres étant l’Allemagne du Hohenzollern, la Russie tsariste et l’Empire ottoman. Sur les territoires des quatre empires déchus, les années d’après-guerre ont été marquées par des bouleversements et des dangers extraordinaires.  «Alors que les guerres civiles se chevauchaient avec les révolutions, les contre-révolutions et les conflits frontaliers entre États émergents sans frontières clairement définies ou gouvernements internationalement reconnus, l’Europe de l’après-guerre entre la fin officielle de la Grande Guerre en 1918 et le Traité de Lausanne de juillet 1923 était le lieu le plus violent de la planète», écrit Gerwarth.

L’indice du thème principal du livre de Gerwarth réside dans ces guillemets autour du mot « après-guerre ». Les Vaincus n’est pas une histoire générale de l’Europe entre 1917 et 1923. Il s’agit plutôt d’un mélange de récits rapides et d’analyses fluides de la tourmente qui s’est déroulée sur les terres des quatre empires déchirés, ainsi que de la Grèce et de l’Italie, de chaque côté de l’armistice de novembre 1918 sur le front occidental.

Les Vaincus de Robert Gerwarth 002Gerwarth démontre avec une concentration impressionnante de détails qu’en Europe centrale, orientale et sud-orientale, le carnage de la Première Guerre mondiale n’a en aucun cas pris fin, comme ce fut le cas pour les Britanniques et les Français à la fin de 1918. Dans le coup bolchevique et la guerre civile russe qui a suivi, les soulèvements d’extrême gauche en Bavière et en Hongrie, la guerre gréco-turque et des événements similaires, Gerwarth retrace un flux continu de violence et de désordres politiques provoqués par l’effondrement presque simultané des empires.

En ce sens, la première guerre mondiale a été « le catalyseur involontaire des révolutions sociales ou nationales qui devaient façonner l’agenda politique, social et culturel de l’Europe pour les décennies à venir », a déclaré Gerwarth. Parmi ses héritages, il y avait « une nouvelle logique de violence », souvent dirigée contre les minorités raciales et religieuses et ne faisant aucune distinction entre civils et combattants, qui devait avoir des conséquences néfastes deux décennies plus tard.

« Les acteurs violents de 1917-1923 étaient souvent identiques à ceux qui déchaîneraient un nouveau cycle de violence dans les années 1930 et au début des années 1940 », écrit Gerwarth. Les Freikorps, ou unités paramilitaires allemandes volontaires, qui ont mis un terme à la révolution de gauche dans la République de Weimar et se sont révoltés dans les États baltes, étaient les prédécesseurs spirituels des nazis.

Gerwarth, professeur à l’University College Dublin, né à Berlin, est l’auteur de deux ouvrages bien reçus sur l’histoire allemande, The Bismarck Myth (2005) et Hitler’s Hangman (2011), une biographie de Reinhard Heydrich. Son dernier livre développe de nombreuses idées publiées dans La Guerre dans la Paix : La violence paramilitaire en Europe après la Grande Guerre (2012), un volume d’essais stimulants qu’il a coédité avec John Horne.

Le traité de paix conclu à Versailles par les Alliés en 1919 avec l’Allemagne n’a guère contribué à calmer les violences de l’après-guerre. Gerwarth, contestant des interprétations historiques jadis dominantes, soutient que la question au cœur de Versailles et des traités connexes n’était pas l’insistance des Alliés d’inclure des clauses de culpabilité pour la guerre pour justifier des indemnisations versées par l’Allemagne et d’autres puissances défaites. C’était plutôt la tâche presque impossible de transformer l’Europe d’un ensemble des empires fonciers en ruines dans de nouveaux États dont la légitimité, pensait-on, devraient découler principalement de leur homogénéité ethnique.

Ce principe d’autodétermination nationale, communément associé à Woodrow Wilson, le président américain en temps de guerre, était plus attrayant en théorie que dans le monde réel de l’après-guerre. Son application aux empires démantelés de l’Europe a toujours eu tendance à être incohérente et lourde de risque de conflit ethnique. Gerwarth appelle cela « au mieux naïf et, en pratique, une invitation à transformer la violence de la Première Guerre mondiale en une multitude de conflits frontaliers et de guerres civiles ».

Dès le début, il y a eu des gagnants et des perdants. Les vainqueurs britannique, français et américain ont récompensé des peuples tels que les Tchèques, les Grecs, les Polonais, les Roumains et les Slaves du Sud qui étaient des alliés du temps de guerre ou étaient considérés comme amicaux. Ceux-ci ont reçu soit de nouveaux états indépendants, soit des territoires à ajouter aux états existants. Inversement, les perdants de la guerre, en particulier les Allemands, les Autrichiens germanophones et les Hongrois, ont été punis, la taille de leurs États titulaires étant réduite et leurs minorités importantes laissées en dehors d’eux.

À juste titre, Gerwarth ne va pas jusqu’à déplorer la fin des empires fonciers européens. Mais son livre affirme de manière convaincante que « l’histoire de l’Europe dans les années 1917-1923 est cruciale pour comprendre les cycles de violence qui ont caractérisé le XXe siècle du continent ».

Source: The Vanquished by Robert Gerwarth review — why the first world war failed to end