Biosécurité et politique par Giorgio Agamben

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Le triomphe de la mort, par Pieter Bruegel l’Ancien

Ce qui frappe dans les réactions aux dispositifs exceptionnels qui ont été mis en place dans notre pays (et pas seulement dans celui-ci), c’est l’incapacité de les observer au-delà du contexte immédiat dans lequel ils semblent fonctionner. Rares sont ceux qui tentent à la place, ainsi qu’une analyse politique sérieuse devrait le faire, de les interpréter comme les symptômes et les signes d’une expérience plus large, dans laquelle un nouveau paradigme de gouvernement des hommes et des choses est en jeu. Déjà dans un livre publié il y a sept ans, qui mérite aujourd’hui d’être relu attentivement (Tempêtes microbiennes, Gallimard 2013), Patrick Zylberman a décrit le processus par lequel la sécurité sanitaire, jusque-là restée en marge des calculs politiques, devenait un élément essentiel des stratégies politiques nationales et internationales. L’enjeu n’est rien de moins que la création d’une sorte de «terreur sanitaire» comme outil pour gouverner ce qui a été appelé le pire scénario, le pire scénario. C’est selon cette logique du pire que déjà en 2005 l’organisation mondiale de la santé avait annoncé « deux à 150 millions de morts de la grippe aviaire en route », suggérant une stratégie politique que les États n’étaient pas encore prêts à accepter à l’époque. Zylberman Patrick Zylbermanmontre que le dispositif proposé était divisé en trois points: 1) construction, sur la base d’un risque possible, d’un scénario fictif, dans lequel les données sont présentées de manière à favoriser les comportements qui permettent de gouverner une situation extrême; 2) adoption de la logique du pire comme régime de rationalité politique; 3) l’organisation intégrale du corps des citoyens afin de renforcer au maximum l’adhésion aux institutions gouvernementales, produisant une sorte de civisme superlatif dans lequel les obligations imposées sont présentées comme preuve d’altruisme et le citoyen n’a plus le droit à la santé (health safety), mais devient juridiquement obligé à la santé (biosecurity).

Ce que Zylberman a décrit en 2013 s’est maintenant produit à temps. Il est évident qu’au-delà de la situation d’urgence liée à un certain virus qui pourrait à l’avenir laisser la place à un autre, c’est la conception d’un paradigme de gouvernement dont l’efficacité dépasse de loin celle de toutes les formes de gouvernement que l’histoire politique de l’Occident a connu jusqu’à présent. Si déjà, dans le déclin progressif des idéologies et des croyances politiques, les raisons de sécurité avaient permis de faire accepter aux citoyens des limitations des libertés qu’ils n’étaient pas disposés à accepter auparavant, la biosécurité s’est démontrée capable de présenter l’absolue cessation de toute activité politique et de tout rapport social comme la forme maximale de participation civique. Ainsi a-t-on pu constater le paradoxe d’organisations de gauche, traditionnellement habituées à revendiquer des droits et à dénoncer des violations de la constitution, acceptant sans réserve des limitations des libertés décidées par des arrêtés ministériels dépourvus de toute légalité et que même le fascisme n’avait jamais rêvé de pouvoir imposer.

Si déjà, dans le déclin progressif des idéologies et des croyances politiques, les raisons de sécurité avaient permis de faire accepter aux citoyens des limitations des libertés qu’ils n’étaient pas disposés à accepter auparavant, la biosécurité s’est démontrée capable de présenter l’absolue cessation de toute activité politique et de tout rapport social comme la forme maximale de participation civique.

Il est évident – et les autorités gouvernementales elles-mêmes ne cessent de nous le rappeler – que la soi-disant « distanciation sociale » deviendra le modèle de la politique qui nous attend et qui (comme les représentants d’une soi-disant task force, dont les membres sont dans un conflit de intérêt pour la fonction qu’ils devraient exercer, ont-ils annoncé) profiteront de cette mise à distance pour remplacer partout les dispositifs technologiques numériques aux relations humaines dans leur physicalité, qui sont devenues de tels soupçons de contagion (contagion politique, bien sûr). Les cours universitaires, comme le MIUR [1] l’a déjà recommandé, seront en ligne de manière stable à partir de l’année prochaine, vous ne vous reconnaîtrez plus en regardant votre visage, ce qui Il doit être couvert par un masque de santé, mais à travers des appareils numériques qui reconnaîtront les données biologiques qui sont collectées obligatoirement et tout « rassemblement », qu’il soit fait pour des raisons politiques ou simplement d’amitié, continuera d’être interdit.

Après que la politique ait été remplacée par l’économie, maintenant même pour gouverner, elle devra être intégrée au nouveau paradigme de biosécurité, auquel tous les autres besoins devront être sacrifiés. Il est légitime de se demander si une telle société peut encore être définie comme humaine ou si la perte de relations sensibles, du visage, de l’amitié, de l’amour peut être réellement compensée par une sécurité sanitaire abstraite et vraisemblablement entièrement fictive.

Il s’agit d’une conception entière des destins de la société humaine dans une perspective qui à bien des égards semble avoir assumé l’idée apocalyptique d’une fin du monde des religions maintenant à leur coucher du soleil. Après que la politique ait été remplacée par l’économie, maintenant même pour gouverner, elle devra être intégrée au nouveau paradigme de biosécurité, auquel tous les autres besoins devront être sacrifiés. Il est légitime de se demander si une telle société peut encore être définie comme humaine ou si la perte de relations sensibles, du visage, de l’amitié, de l’amour peut être réellement compensée par une sécurité sanitaire abstraite et vraisemblablement entièrement fictive.

Source:  Biosicurezza e politica

[1] Ministère de l’Instruction, de l’Université et de la Recherche.

La Chine, l’Inde et la montée de «l’état civilisationnel» par Gideon Rachman

http___com.ft.imagepublish.upp-prod-eu.s3.amazonawsCette idée illibérale fait attirer certains de la droite américaine aussi.

Le XIXe siècle a popularisé l’idée de «l’état-nation». Le XXIème pourrait être le siècle de «l’état civilisationnel».

Un état de civilisation est un pays qui prétend représenter non seulement un territoire historique ou une langue ou un groupe ethnique particulier, mais une civilisation distincte. C’est une idée qui gagne du terrain dans des états aussi divers que la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie et même les États-Unis.

La notion d’état civilisationnel a des implications nettement illibérales. Cela implique que les tentatives visant à définir les droits de l’homme universels ou des normes démocratiques communes sont erronées, chaque civilisation ayant besoin d’institutions politiques reflétant sa propre culture. L’idée d’un état civilisationnel est également exclusive. Les groupes minoritaires et les migrants peuvent ne jamais s’intégrer car ils ne font pas partie de la civilisation fondamentale.

china-wave001L’essor de la Chine est l’une des raisons pour lesquelles l’idée d’un état civilisationnel est susceptible de gagner un terrain plus grand. Dans des discours devant des audiences étrangères, le président Xi Jinping aime souligner l’histoire et la civilisation uniques de la Chine. Cette idée a été défendue par des intellectuels progouvernementaux, tels que Zhang Weiwei de l’Université de Fudan. Dans un livre influent intitulé «La vague chinoise: l’émergence d’un État civilisationnel», M. Zhang affirme que la Chine moderne a réussi parce qu’elle a abandonné les idées politiques occidentales – et a plutôt adopté un modèle enraciné dans sa propre culture confucéenne et ses méritocratiques fondés sur des examens des traditions.

Zhang adaptait une idée élaborée à l’origine par Martin Jacques, un écrivain occidental, dans un livre à succès, When China Rules The World. «L’histoire de la Chine en tant qu’état-nation», affirme M. Jacques, «ne date que de 120 à 150 ans: son histoire civilisationnelle remonte à des milliers d’années». Il estime que le caractère distinct de la civilisation chinoise conduit à des normes sociales et politiques très différentes de celles prévalant en Occident, notamment «l’idée que l’état devrait être fondé sur des relations familiales [et] une vision très différente de la relation entre l’individu et la société, cette dernière étant considérée comme beaucoup plus importante».

Comme la Chine, l’Inde compte plus d’un milliard d’habitants. Les théoriciens du parti au pouvoir, le Bharatiya Janata, sont attirés par l’idée que l’Inde est plus qu’une simple nation – qu’elle est plutôt une civilisation distincte. Pour le BJP, le trait le plus distinctif de la civilisation indienne est la religion hindoue – une notion qui relègue implicitement les musulmans indiens à un deuxième niveau de citoyenneté.71xvKD4y-qL

Jayant Sinha, un ministre du gouvernement de Narendra Modi, affirme que les pères fondateurs de l’Inde moderne, tels que Jawaharlal Nehru, ont adopté à tort les idées occidentales telles que le socialisme scientifique, les considérant comme universellement applicables. Au lieu de cela, ils auraient dû fonder le système de gouvernance post-coloniale de l’Inde sur sa propre culture. En tant qu’ancien consultant McKinsey avec un MBA de Harvard, M. Sinha pourrait ressembler à l’archétype des valeurs «mondialistes». Mais quand je l’ai rencontré à Delhi l’année dernière, il prêchait le particularisme culturel, affirmant que «à nos yeux, le patrimoine précède l’état. . . Les gens sentent que leur patrimoine est assiégé. Nous avons une vision du monde fondée sur la foi par opposition à la vision rationnelle et scientifique. ”

Les conceptions civilisationnelles de l’état gagnent également du terrain en Russie. Certains des idéologues autour de Vladimir Poutine adhèrent désormais à l’idée que la Russie représente une civilisation eurasienne distincte, qui n’aurait jamais dû chercher à s’intégrer à l’Occident. Dans un article récent, Vladislav Surkov, proche conseiller du président russe, a déclaré que les « efforts infructueux répétés de son pays pour faire partie de la civilisation occidentale sont enfin terminés ». Au lieu de cela, la Russie devrait adopter son identité de « civilisation qui a absorbé l’est et l’ouest » avec une « mentalité hybride, un territoire intercontinental et une histoire bipolaire. C’est charismatique, talentueux, beau et solitaire. Juste comme un métis devrait être. »

Dans un système global façonné par l’Occident, il n’est pas surprenant que certains intellectuels des pays tels que la Chine, l’Inde ou la Russie devraient insister sur le caractère distinct de leurs propres civilisations. Ce qui est plus surprenant, c’est que les penseurs de droite aux États-Unis s’éloignent également de l’idée des «valeurs universelles» – en faveur de l’accent mis sur la nature unique et prétendument menacée de la civilisation occidentale.

Steve Bannon, qui a été brièvement chef stratège à la Maison Blanche  de Trump, a maintes fois répété que la migration de masse et le déclin des valeurs chrétiennes traditionnelles minent la civilisation occidentale. Pour tenter de mettre fin à ce déclin, M. Bannon participe à la création d’une «académie pour l’Ouest judéo-chrétien» en Italie, destinée à former une nouvelle génération de dirigeants.

L’argument des bannonites selon lequel la migration de masse mine les valeurs américaines traditionnelles est au cœur de l’idéologie de Donald Trump. Dans un discours prononcé à Varsovie en 2017, le président américain a déclaré que « la question fondamentale de notre époque est de savoir si l’Occident a la volonté de survivre », avant de rassurer son auditoire que « notre civilisation triomphera ».

Mais curieusement, l’adhésion de M. Trump à une vision «civilisationnelle» du monde peut en réalité être un symptôme du déclin de l’Occident. Ses prédécesseurs ont proclamé avec confiance que les valeurs américaines étaient «universelles» et destinées à triompher à travers le monde. Et c’est la puissance globale des idées occidentales qui a fait de l’état-nation la norme internationale en matière d’organisation politique. La montée en puissance de puissances asiatiques telles que la Chine et l’Inde pourrait créer de nouveaux modèles: un pas en avant, l ‘«état civilisationnel».

Source: China, India and the rise of the ‘civilisation state’

Traduction: A. Isakovic

Adam Smith à Beijing – La bourgeoisie gouvernera-t-elle jamais l’état chinois? par Branko Milanovic

La Chine n’est pas l’Occident. Mais quelle est exactement la différence, dans le contexte à long terme, entre la Chine et l’Occident? C’est une énorme question qui a récemment (par récemment, j’entends les deux dernières décennies) acquis une importance supplémentaire en raison de la montée de la Chine, de son contraste avec l’Occident en termes d’organisation de son économie, et de bien meilleures données historiques que nous avons maintenant. Ici, je voudrais faire usage d’un point de vue intéressant sur branko008ycette question faite par Giovanni Arrighi dans son Adam Smith à Beijing: Lignées du XXIe siècle.

Arrighi part d’une dichotomie que je crois avoir été la première à avoir définie dans une série d’articles, entre la voie ‘naturelle’ de développement du capitalisme de Smith et la voie ‘non naturelle’ de Marx (le terme est celui d’Arrigihi). La voie naturelle de Smith, ‘le progrès naturel de l’opulence’ dans la terminologie de The Wealth of Nations, est celle d’une une économie de marché des petits producteurs qui se développe grâce à la division du travail et passe de l’agriculture à l’industrie manufacturière et ne se développe ensuite qu’après dans le commerce intérieur et, éventuellement, dans le commerce extérieur à longue distance. La voie est ‘naturel’ car il suit nos besoins (de la nourriture aux textiles en passant par le commerce, de la communauté villageoise à la campagne en passant par les terres lointaines) et ne saute donc pas par-dessus les étapes. Partout – Smith prend soin de le mentionner – l’état laisse prospérer l’économie de marché et le capitalisme, protège la propriété et impose des taxes tolérables, mais maintient son autonomie relative en matière de politique économique et étrangère. (C’est pourquoi, dans une partie de The Wealth of Nations Smith loue The Navigation Act, entièrement basé sur l’argument de la sécurité nationale alors que dans l’autre partie de la Richesse des Nations, oubliant peut-être qu’il l’a loué, il l’attaque férocement en raison de monopole.)

Arrighi le résume ainsi: «Les traits smithiens … [sont] le gradualisme des réformes et de l’action de l’État visant à augmenter et améliorer la division sociale du travail; l’énorme expansion de l’éducation; la subordination de l’intérêt capitaliste à l’intérêt national et l’encouragement actif de la concurrence inter-capitaliste» (p.361).

L’approche de Marx en revanche était qu’il prenait ce qu’il observait en Europe à son époque pour être une ‘voie capitaliste normale’. Mais ce que Marx considérait comme ‘normal’ était un système qui, selon les mots de Smith appliqué aux Pays Bas, (1) inversait le progrès naturel en développant le commerce d’abord et l’agriculture ensuite, un système qui était donc ‘contre nature et rétrograde’ et ou (2) l’état avait perdu son autonomie de la bourgeoisie.

En fait, les intérêts capitalistes devinrent dominants dans la gestion des États occidentaux, de l’époque de Marx jusqu’à aujourd’hui, à la fois en économie (pensez aux réductions d’impôts de Trump) et en politique étrangère (pensez aux profits de guerre en Irak). Les capitalistes ont repris l’état et, comme Marx l’a écrit, le gouvernement est devenu ‘un comité pour gérer les affaires communes de la bourgeoisie’. Un tel chemin a inversé le développement ‘naturel’ de Smith, en sautant les étapes et en se livrant au commerce à longue distance et le colonialisme avant de laborieusement et suffisamment développer la production locale. Mais le plus important est que la voie marxiste diffère de la smithienne en ce sens qu’il n’y a pas d’autonomie de l’état vis-à-vis de la bourgeoisie. Puisque les capitalistes européens prospéraient dans des conditions de conquête, d’esclavage et de colonialisme, ils avaient besoin de l’état pour un développement aussi ‘excentrique’, c’est-à-dire pour la projection du pouvoir à l’étranger, et ils devaient donc le ‘conquérir’. Cela a rendu la voie européenne agressive et guerrière.

Arrighi croit que ce que nous considérons aujourd’hui comme une voie capitalistebranko005y standard est celui décrit par Marx. (Peer Vries dans son excellent ‘Echapper à la pauvreté’ définit le capitalisme comme une recherche rationnelle du profit plus la marchandisation du travail plus la projection du pouvoir à l’extérieur.) Mais ce chemin était spécifique à l’Europe et ne peut être généralisé ou ‘déifié’. Une voie alternative, beaucoup plus proche de la smithienne, a été suivie par la Chine de la dynastie Song jusqu’à la dynastie Qing. Là-bas, l’économie de marché était encore plus développée qu’en Europe de l’Ouest (probablement jusqu’en 1500 environ) mais les intérêts commerciaux n’étaient jamais capables de s’organiser suffisamment pour pouvoir s’approcher de la politique de l’état. L’état autoritaire laissait en paix les riches marchands tant qu’ils ne le menaçaient pas, en un mot tant qu’ils ne ‘grossissaient pas trop pour leurs bottes’. Mais il gardait toujours un œil méfiant sur eux.

Comme l’écrit Jacques Gernet dans La vie quotidienne en Chine à la veille de l’invasion mongole 1250-76 (p. 61ff) concernant la Chine de Song, beaucoup de marchands sont devenus riches mais ils n’ont pas réussi à créer une ‘classe’, comme le Tiers-État en France ou les classes similaires des propriétaires ailleurs en Europe occidentale qui ont réussi à gagner d’abord la représentation politique et après le pouvoir lui-même. En Chine, au contraire, il existait dès le départ un gouvernement central fort pour contrôler le pouvoir des commerçants ou de n’importe qui d’autre. Un thème similaire est repris par Debin Ma dans son article sur la capacité fiscale de l’État chinois et la Grande Divergence (‘Rock, Scissors, Paper’): « … en Chine, la montée précoce de l’absolutisme [État centralisé basé sur l’organisation hiérarchique de la bureaucratie], avec l’absence de toute institution représentative assurait que les rentes économiques provenant du contrôle de la violence étaient fermement entre les mains d’intérêts politiques dissociés de ceux d’intérêt commercial et de la propriété» (pp. 26-7). Ce n’était certainement pas un gouvernement à la demande de la bourgeoisie.branko007y

Cela nous conduit à la Chine actuelle. Le gouvernement actuel, dominé par les communistes, et la répartition du pouvoir politique entre celui-ci et la classe capitaliste déjà formée, rappellent cette relation traditionnelle. Le gouvernement est utile aux intérêts de la bourgeoisie, mais seulement tant que ces intérêts ne vont pas à l’encontre des objectifs de l’État (c’est-à-dire de l’élite qui dirige l’État).

La distinction entre les biens publics, purement privés … la propriété et une myriade d’arrangements de propriété entre-deux (Les société d’État levant des capitaux privés en bourse, la propriété communale mélangée avec la propriété privée, entreprises publiques avec la participation privée étrangère etc.) est assez floue dans la Chine d’aujourd’hui. Les organisations communistes existent au sein d’entreprises entièrement privées. Bien sûr, ils peuvent être utiles aux capitalistes dans la mesure où ils sont capables de coopter de telles organisations pour faire pression sur l’État-parti en leur nom. Mais différemment, leur présence peut aussi être énervante car ils ont encore une autre circonscription à satisfaire et à corrompre un autre organisme qui pourrait, si tel est le climat politique, se retourner contre les capitalistes. Et faire cela indépendamment de ce que sont les droits et la structure de la propriété formelle.

Même les statistiques officielles chinoises ont des difficultés à attraper les distinctions si nombreuses sont les formes de propriété, et tant sont différents droits de propriété de la capacité à disposer et vendre les actifs à l’usufruit seulement. Cette multitude de structures de propriété et d’entreprise a été l’un des principaux casse-tête pour les partisans inconditionnels du Consensus de Washington qui ont insisté sur l’importance pour la croissance des droits de propriété clairement définis. Il était impossible d’adapter la Chine avec sa myriade de relations de propriété dans le carcan néolibéral. De plus, certains des types de propriété les plus obscurs, comme Township and Village Enterprises, ont enregistré les taux de croissance les plus spectaculaires. (M. Weitzman et C. Wu ont un excellent article à ce sujet).

Mais les capitalistes chinois qui existent et prospèrent dans cette jungle de types de propriété et de droits de propriété incertains, acquiescent-ils toujours à ce rôle particulier où leurs droits formels peuvent être limités ou révoqués à tout moment, et où ils sont sous la tutelle constante de l’État; ou vont-ils, au fur et à mesure qu’ils deviennent plus forts et plus nombreux, s’organiser, influencer l’État, et enfin le reprendre comme cela s’est passé en Europe? Le chemin européen tracé par Marx semble à bien des égards avoir une certaine logique de fer: le pouvoir économique tend à s’émanciper et à soigner ou imposer ses propres intérêts. Si les capitalistes ont entre leurs mains le pouvoir économique, comment peuvent-ils être arrêtés? Mais, d’un autre côté, près de deux millénaires de ce partenariat difficile et inéquitable entre l’Etat chinois et les entreprises chinoises constituent un obstacle formidable, un lien de tradition et d’inertie, qui pourrait garder l’autonome de l’état et ce qu’Arrighi appelle la voie smithienne.

C’est pourquoi la question de la démocratisation de la Chine doit être posée d’une manière très différente de ce que nous faisons habituellement; la question clée est de savoir si les capitalistes chinois vont arriver à contrôler l’État et, pour ce faire, utiliseront-ils la démocratie représentative comme leur outil. En Europe et aux États-Unis, cet outil a été utilisé très soigneusement par les capitalistes; il était administré à doses homéopathiques, la franchise s’étendant souvent à la vitesse de l’escargot et se rétractant chaque fois qu’il y avait une menace potentielle pour les classes de propriétaires (comme en Angleterre après la Révolution française ou en France après la Restauration, en Hongrie et moins en Autriche tout au long de l’existence de la double monarchie). Mais dès 1918, il était politiquement impossible de continuer à imposer des tests d’alphabétisation ou des recensements du revenu pour priver les électeurs de leurs droits électoraux, et même le Sud des États-Unis fut finalement contraint par le Civil Rights Act de 1965 d’arrêter d’y recourir avec divers moyens.

La démocratie chinoise, si elle vient, serait donc, au sens juridique, une-personne un-vote, c’est-à-dire du genre observé ailleurs. Pourtant, compte tenu du poids de l’histoire, de la précarité et de la taille encore limitée des classes possédantes (une étude de la classe moyenne en Chine le situe au 1/5eme de la population urbaine), il n’est pas certain qu’elle pourrait être maintenue. Elle a échoué dans les deux premières décennies du 20e siècle, peut-elle être rétablie avec plus de succès cent ans plus tard?

 

Sources:

Will bourgeoisie ever rule the Chinese state?

Applying Marx’s theories to today’s Communist China.

Traduction: Azra Isakovic

P.S. Parties du texte à publier dans le prochain livre « Capitalism, alone » (Harvard University Press, 2019).

Reconnecting Asia : Mapping continental ambitions

Competing Visions
A geoeconomic contest is underway to shape Asia’s future. Regional powers are putting forward ambitious plans for building roads, railways, pipelines, and other hard infrastructure across the region. Drawing on official sources, CSIS experts developed the maps below to illustrate some of these competing visions. Each map captures, in broad strokes, the major infrastructure priorities of a leading actor. Collectively, these maps preview a competition as wide-ranging as the region itself. As this story unfolds, the collection below will be expanded and updated.

chinas_vision_10212016

Announced in 2013, China’s “One Belt One Road” (OBOR) initiative drives across the Eurasian landmass in two grand sweeps: the ocean-based 21st Century Maritime Silk Road and the overland Silk Road Economic Belt. As Chinese President Xi Jinping’s signature foreign policy effort, OBOR is striking for its opacity as well as its ambition. On the surface, it imagines a future Eurasia where all routes lead to Beijing. As an open-ended framework, however, the initiative is less clear. It combines new and older projects, covers an uncertain geographic scope, and includes efforts to strengthen hard infrastructure, soft infrastructure, and even cultural ties.

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India’s vision is primarily focused on increasing connectivity within its own borders. Looking outside its borders, India sees the South Asian Association for Regional Cooperation (SAARC) as largely paralyzed. Instead, the Modi government is focused on assembling smalls groups of its neighbors or « coalitions of the willing, » in support of its regional economic objectives. Other efforts reflect India’s geopolitical interests. By developing Chabahar Port in Iran, for example, India intends to bypass Pakistan and access overland routes to Europe and Central Asia. Looking even further, Prime Minister Narendra Modi’s “Act East” policy aims to strengthen links between India and ASEAN nations, giving India’s landlocked northeast region better access to its southern ports and establishing new land corridors connecting India to Thailandthrough Myanmar.

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Prioritizing east-west connections, Japan’s vision stems from decades of investing in Southeast Asia, where existing infrastructure reflects the needs of Japanese supply chains, especially maintaining access to the sea. Japan is acting swiftly to defend this incumbent advantage, and has boosted funding to expand “high-quality and sustainable infrastructure” in the region through its Partnership for High Quality Infrastructure. Consistent with the Master Plan on ASEAN Connectivity, Japan is backing a number of new land and maritime corridors that would increase connectivity between the Bay of Bengal and the South China Sea. Japanese Prime Minister Shinzo Abe has also expanded Japan’s diplomatic footprint, becoming the first sitting Japanese leader to visit all five countries of Central Asia.

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Russia’s vision combines soft and hard infrastructure. The Eurasian Economic Union (EAEU) is Russia’s primary vehicle for regional economic integration, and officials have suggested it could be linked with OBOR. Reinforcing its economic and diplomatic pivot to the east, Russia is tapping into the Chinese energy market with a series of proposed natural gas pipelines. To its south, Russia aims to increase connectivity with Azerbaijan, Iran, and India through the North-South Transport Corridor (NSTC). To its north, Russia is planning additional projects to advance its energy and defense interests as the Arctic becomes more accessible.

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President Park Geun-hye’s Eurasian Initiative is expansive, incorporating railways from Seoul to the heart of Europe, shipping lanes through the Arctic, and enhanced fiber optic networks such as the Trans-Eurasia Information Network (TEIN) throughout Southeast Asia. Through increased diplomacy, South Korea is laying the groundwork for stronger relationships in the region and expanding its commercial relationship with Kazakhstan in particular. In light of current geopolitical obstacles, President Park’s initiative appears to contain both diplomatically ambitious and practical plans. Accounting for North Korea, this includes an imagined rail line through the demilitarized zone and an alternative undersea route for bypassing the North and connecting to Russia’s rail network.

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Historically, Turkey has been a strategic land bridge connecting Asia and Europe while bypassing Russia. Today, Turkey is enhancing this position with major domestic, sub-regional and trans-national infrastructure projects such as the Baku-Tbilisi-Kars Railway. Turkey also plans to build thousands of kilometers of new roads and railways under the Vision 2023 initiative, which will mark a century since its independence. Collectively, these efforts would expand Turkey’s transportation networks and strengthen their connections with Asia and Europe.

Source: CSIS

L’héritage ambigu de l’année 1989 par Ivan Krastev

mur01«L’histoire est une ironie en mouvement » avait écrit le philosophe européen Emil Cioran il y a un demi-siècle environ. Et il avait raison. Il y a vingt-cinq ans, Européens de l’Est ont détruit le mur de Berlin et ont ouvert leurs bras vers le monde au-delà de leurs frontières. Aujourd’hui, avec le même enthousiasme, les mêmes Européens de l’Est sont en train de reconstruire les murs détruits dans l’espoir de trouver une protection contre la misère et les dangers d’un monde devenu plus grand. Et le président russe Vladimir Poutine n’est pas le seul à blâmer la démocratie et la destruction créative du capitalisme pour le désordre actuel du monde. Jamais auparavant les legs de 1989 n’ont été plus contestée ou plus ambigus.
Dans la première décennie après la fin de la guerre froide, les observateurs politiques ont été focalisés sur la façon dont la chute du mur de Berlin a changé les anciennes sociétés communistes. Les changements ont été spectaculaires. Les gens devenaient plus libres, plus prospère et plus mobile. L’intégration européenne a été un franc succès et l’Union européenne prise comme un modèle du monde à venir. Mais en 1990, déjà, le politologue américain Ken Jowitt a averti que c’est le déni politique et intellectuelle de croire que l’effondrement des régimes communistes suffira pour que le reste du monde en soit largement épargné. L’impact global de l’année 1989 est, donc, l’héritage que nous devrions saisir.
Ce que nous commençons à réaliser c’est que la propagation de la démocratie et du capitalisme, rendu possible en 1989, a également changé la nature même de la démocratie et du capitalisme. Les États-providence démocratiques de l’Europe occidentale ont été victimes dans la victoire sur le communisme. Dans les années de la guerre froide, afin de garder la frontière fermée avec le communisme, les démocraties occidentales ont gardé les frontières entre les classes sociales ouvertes. Dans ce temps des démocraties nationales, le citoyen électeur était puissant parce que cette personne était en même temps un citoyen-soldat, citoyen-travailleur, et le citoyen-consommateur. La propriété du riche dépendait de la volonté des travailleurs à défendre l’ordre capitaliste. La défense du pays dépendait le courage du citoyen-électeur de se dresser contre ses ennemis. Le travail de cette personne faisait le pays riche et la consommation de cette personne a été le moteur de l’économie.
Pour comprendre le sentiment qu’aujourd’hui en l’Ouest la démocratie est en crise, nous avons besoin de regarder comment la dépendance des politiciens sur les citoyens a été érodée. Lorsque les drones et les armées professionnelles remplacent le citoyen-soldat, le motif principal de l’intérêt de l’élite au bien-être public est sensiblement affaibli. Inondant le marché du travail avec des immigrants à faible coût, tout en externalisant la production, les élites ont également réduite leur volonté à coopérer. Pendant la récente crise économique, il est devenu évident que la performance du marché boursier américain ne dépend plus de la capacité de consommation des Américains. C’est une raison de plus pour laquelle les citoyens perdent leur influence sur les groupes dirigeants. La perte de l’influence du soldat-citoyen, du citoyen-consommateur et du citoyen-travailleur explique la perte de pouvoir des électeurs. Nous y voilà avec le sentiment amer que ce qui a été annoncé en 1989 comme une libération des peuples est devenue la libération des élites. Et c’est bien la perte de pouvoir des électeurs qui alimente la méfiance croissante envers les institutions démocratiques et chauffe la révolte contre les élites.

L’accélération de la mondialisation et sa reconfiguration du monde est l’héritage le plus important de la chute du mur de Berlin. En 1980, l’enquête sur les valeurs mondiales a constaté que la richesse économique était sans rapport avec les niveaux de bonheur dans les sociétés. Les Nigérians d’alors étaient heureux comme Allemands de l’Ouest. Des études récentes montrent que les Nigérians  sont désormais heureux en fonction de leurs revenus. Une des raisons de ce changement est que, en 1980, très peu de Nigérians avaient une idée de comment les Allemands de l’Ouest vivaient. Cela n’est plus le cas aujourd’hui. Si il y a une dictature qui se développe dans l’âge de la démocratisation, c’est bien la ‘dictature des comparaisons’. Il y a trois décennies les gens se sont comparés avec le voisin à côté ; maintenant les comparaisons ont pris une dimension mondiale. Et la propagation des idées occidentales, de ses institutions et de ses pratiques n’ont seulement échoué à occidentaliser le monde, mais ont également conduite à un détournement de pouvoir de l’Occident.
Aujourd’hui, alors que nous luttons pour trouver un moyen de gérer non plus la mondialisation mais la réaction contre elle-même, comment devrions-nous juger les héritages de 1989?

Ivan Krastev
Traduction : Azra Isakovic
Source : GMF

La bataille pour l’histoire: pourquoi l’Europe devrait résister à la tentation de réécrire son propre passé communiste par Martin D. Brown

Quelques mois plutôt les gouvernements tchèque et slovaque ont critiqué la diffusion d’un documentaire russe sur l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968, avec le ministère slovaque des affaires étrangères décrivant une tentative ‘de réécrire l’histoire’. Martin D. Brown écrit que, bien que le documentaire était sans doute imparfait, l’incident diplomatique était symptomatique d’une situation dans laquelle la Russie a adopté une vue plus en plus résolument soviétique de l’histoire, tandis que les États post-soviétiques ont soutenu la construction d’une histoire consciemment antisoviétique construite autour du concept de totalitarisme. Il argument que les États de l’UE ont peu à gagner dans la réécriture de leur propre passé tout simplement pour contrer le récit russe.

David Cameron a parlé la semaine dernière au 10e Forum sur la sécurité  GLOBSEC, tenue à Bratislava, en Slovaquie. Il a abordé les principales préoccupations de sécurité auxquels fait face l’Europe: le conflit en Ukraine, la montée de DAESH et le flux de migrants qui traversent la Méditerranée. Son discours visait clairement à rassurer les membres orientaux et méridionaux de l’Union européenne par le soutien britannique continue. Il a également souligné la nécessité de trouver des politiques crédibles pour lutter contre l’appel menaçant d’idéologie extrémiste de DAESH et la radicalisation des populations musulmanes en Europe occidentale.globsec001
Daesh n’est pas le premier mouvement essayant d’utiliser les médias sociaux (et d’autres) et de l’histoire révisionniste pour étayer sa stratégie géopolitique. Les hôtes de Cameron, les Slovaques, et leurs voisins d’Europe centrale et orientale, ont eu beaucoup d’expérience avec les idéologies extrémistes, de sorte qu’on pourrait  présumer, qu’ils ont développé des solutions viables pour lutter contre cette menace.

Plus récemment, la République tchèque et son voisin la Slovaquie ont été impliqué dans une querelle diplomatique avec Moscou sur un documentaire télévisé de Russie à propos de l’écrasement du Printemps de Prague en 1968 – un moment charnière dans l’histoire de l’une des idéologies prééminent extrémistes de l’histoire européenne: le communisme. Il n’y a rien d’étonnant à cela: le XXe siècle est un sujet âprement disputée. Le passé a été régulièrement une arme dans les guerres de propagande sur la ‘vérité historique’. Même la Guerre Froide a été constamment, et à tort, enrôlée de force au service des références en conflit actuel en Ukraine.
La Russie semble revenue à une vue résolument soviétique de l’histoire, alors que les États post-soviétiques ont soutenu la construction d’une histoire consciemment antisoviétique, construit autour du concept de totalitarisme. Les deux récits sont incompatibles et il est peu probable qu’ils encouragent le dialogue utile ou nous disent plus sur la capacité de l’histoire de proférer des recommandations politiques.

La bataille pour l’histoire

Cet incident particulier a été déclenchée par une nouvelle série sur la Rossiya-1 russe: Pacte de Varsovie – Pages Déclassifiées. Le programme a défendu l’invasion du Pacte de la Tchécoslovaquie en 1968 (impliquant les forces bulgares, allemandes de l’Est, hongrois, polonais et soviétiques), affirmant que c’était une intervention préventive pour éviter un putsch nazi dirigé par l’OTAN. Outrés, tant Bratislava et Prague ont déposé des plaintes formelles à la Russie pour avoir permise la diffusion de telles distorsions.

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Les allégations de Rossiya sont absurdes: un ressassé brutal de vieilles justifications soviétiques. Nous savons maintenant par de témoignages oraux que les troupes du Pacte de Varsovie, franchissant les frontières tchécoslovaques et surprises de la réception hostile, ont été nourries par des histoires similaires. Les comptes plus nuancées peuvent être trouvés dans de divers articles, des livres et des collections de documents qui démontrent de façon concluante la fausseté des allégations de Rossiya.
Donc, à la lumière de tout cela, ce fut un autre exemple des tentatives de Vladimir Poutine dans la  manipulation  de passé russe / soviétique à des fins politiques dans la guerre de l’information actuelle avec ‘l’Occident’. Peut-être qu’il est aussi symptomatique des inquiétudes de la Russie concernant des ‘révolutions de couleurs’ et de changements de régimes parrainé par l’Ouest. Mais ce n’est que la moitié de l’histoire.

Les vingt-cinq dernières années durant, Europe postsoviétique a aussi activement reconquit  et réécrit son histoire. Pendant l’ère communiste le passé était en surveillance stricte et fortement censuré. Le débat public sur les violations des droits de l’homme, sur la répression politique, sur les assassinats des dizaines de millions ont été supprimées. Des exemples bien connus comprennent l’obscurcissement officiel sur la famine ukrainienne, sur le pacte Molotov-Ribbentrop et sur le massacre de Katyn.
Bien que le passé a été confisqué par les régimes communistes, cela ne signifie pas que la version de l’ouest était totalement objective ou précise. Toutes les recherches dans la guerre froide ont été politisées, des deux côtés du rideau de fer. Les estimations établies antérieurement sur le nombre de morts sous Staline sont actuellement en cours de révision et réduits.
Depuis 1989, les États post-soviétiques ont ouvert leurs archives et ont adopté une législation pour créer des instituts de documentation et de diffusion de ces événements: l’Institut Estonien de la Mémoire Historique; la Maison de la Terreur en Hongrie; l’Institut de la Mémoire nationale en Pologne;  l’Institut de la Mémoire Nationale en Slovaquie, regroupés sous l’égide de la Plateforme de la Mémoire et de la Conscience Européenne.
Dirigée par la République Tchèque, une campagne a été lancée en 2008 pour formaliser ces perspectives dans l’UE elle-même. Une Journée européenne du souvenir a été établie par la suite, est célébrée chaque année le 23 Août.
Collectivement, et inspiré par la lecture de l’œuvre de Hannah Arendt (ou peut-être une lecture erronée), ces organes et les lois promeuvent une conception du totalitarisme parrainé par l’État, dans lequel les histoires et les crimes du fascisme et du communisme sont expressément assimilés. Les exposants les plus virulents de ce concept dans l’ouest sont Anne Applebaum et Timothy Snyder.
Controversée, ce discours a également été exposé à des efforts tentés de l’Holocaustisation; cooptant la terminologie de l’extermination des Juifs d’Europe. En 2014, le film estonien Dans le vent de travers, traitant les déportations de masse de 1941, utilise expressément le terme ‘Holocauste soviétique’. Encore une fois, le but étant d’assimiler les crimes communistes présentés comme moins connus avec celles des nazis.

cameron002Entièrement à juste titre, ces pays post-soviétiques se réapproprient leur passé perdu depuis longtemps. Cependant, leurs politiciens ont construit et fondé des organismes pour produire une version totalitaire de l’histoire ‘approuvée’ et diamétralement opposée à l’ancien récit communiste. Indépendamment de ce que l’on pourrait penser de l’utilité d’une telle approche, le caractère officiel du programme devrait donner une pause dans la réflexion. L’histoire est sur le discours et tout processus qui limite ou empêche le débat devrait être une source de préoccupation.

Traitée avec soin, et protégé de toute ingérence politique ou d’un sentiment national, une telle approche devrait donner des résultats utiles. Mais comme le Dr Muriel Blaive, Conseiller du Directeur de la recherche et de la méthodologie à l’Institut pour l’étude des régimes totalitaires de Prague, a averti dans une récente interview, cela n’a pas toujours été le cas. Il y a eu de grandes divergences dans la façon dont ces archives de l’époque communiste ont été protégées et utilisés, ainsi que dans les résultats produits.

Je dirais que le problème central n’est pas ce que l’approche totalitaire prétend avoir révélé, mais plutôt de ce qu’il n’a pas réussi à expliquer. Oui, les crimes du communisme ont été documentés et à juste titre, exposée, mais c’est quoi qui a été révélé au sujet de la comparaison avec le fascisme exactement, en particulier dans les États qui se sont livré activement aux deux à la fois? Il est difficile de voir comment l’amalgame des régimes disparates est une aide à l’analyse, d’autant plus que le concept de totalitarisme reste au mieux flou et mal définie.

global-cold-war002En outre, l’approche totalitaire est ouvertement euro-centrique et géographiquement myope. Il ne donne aucun aperçu dans la Guerre Froide mondiale, et il ignore le fait que, en dehors de l’Europe, Moscou a souvent été considéré comme le champion de la lutte anti-impérialiste.

Plus problématiquement encore, le projet n’a pas réussi à expliquer pourquoi des dizaines, sinon des centaines, de millions de personnes ont rejoint volontairement les partis fascistes et communistes en premier lieu ou ont collaboré avec ces régimes plus tard. Ont-ils été trompés, contraints, ou, plus inquiétant encore, ont-ils embrassé activement les idéologies sur l’offre? Nous n’avons pas de réponse.

Pour parler sans ambages, l’opposé aux mensonges communistes n’est pas la ‘vérité’. La Russie n’a pas non plus le monopole de la falsification du passé. La question ici, à l’instar de discours de Cameron à Bratislava, est de savoir comment les sociétés comprennent et luttent contre l’extrémisme idéologique, que ce soit le fascisme, le communisme, ou la hausse actuelle de fondamentalisme islamique violent.

Plus de vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin, quel espoir pour l’UE de faire face à l’attirance de DAESH, si elle est encore à développer une compréhension sophistiquée et holistique de sa propre histoire de l’idéologie extrémiste?

Martin D. Brown

Traduction : Azra Isakovic

Source : LSE

La véritable histoire du 8 mars par Stéphanie Arc

Les manifestations de femmes ouvrières qui se déroulent à Petrograd en 1917 amorcent la révolution russe. BETTMANN/CORBIS

Les manifestations de femmes ouvrières qui se déroulent à Petrograd en 1917 amorcent la révolution russe. BETTMANN/CORBIS

La manifestation new-yorkaise censée être à l’origine de la Journée internationale des femmes n’a… jamais eu lieu ! Retour sur ce mythe démasqué par l’historienne Françoise Picq.

La Journée internationale des femmes fête ses 104 ans ! Ses origines reposent en réalité sur un mythe. Françoise Picq, historienne, l’a « démasqué » dès la fin des années 1970 : « À l’époque, toute la presse militante, du PCF et de la CGT, comme celle des “groupes femmes” 1 du Mouvement de libération des femmes, relayée par les quotidiens nationaux, écrivait que la Journée des femmes commémorait le 8 mars 1857, jour de manifestation des couturières à New York. » Or cet événement n’a jamais eu lieu ! « Les journaux américains de 1857, par exemple, n’en ont jamais fait mention », indique Françoise Picq. Et il n’est même pas évoqué par celles qui ont pris l’initiative de la Journée internationale des femmes : les dirigeantes du mouvement féminin socialiste international.

Une itiniative du mouvement socialiste

Car c’est un fait, « c’est en août 1910, à la IIe conférence internationale des femmes socialistes, à Copenhague, à l’initiative de Clara Zetkin, militante allemande, qu’a été prise la décision de la célébrer », ajoute l’historienne. La date du 8 mars n’est pas avancée, mais le principe est admis : mobiliser les femmes « en accord avec les organisations politiques et syndicales du prolétariat dotées de la conscience de classe ». La Journée des femmes est donc l’initiative du mouvement socialiste et non du mouvement féministe pourtant très actif à l’époque. « C’est justement pour contrecarrer l’influence des groupes féministes sur les femmes du peuple que Clara Zetkin propose cette journée, précise Françoise Picq. Elle rejetait en effet l’alliance avec les “féministes de la bourgeoisie”. »

C’est Clara Zetkin, une enseignante, journaliste et femme politique allemande, qui est la réelle instigatrice de la Journée internationale des femmes. AKG-IMAGES

C’est Clara Zetkin, une enseignante, journaliste et femme politique allemande, qui est la réelle instigatrice de la Journée internationale des femmes. AKG-IMAGES

Quelques années plus tard, la tradition socialiste de la Journée internationale des femmes subit le contrecoup du schisme ouvrier lié à la IIIe Internationale. C’est en Russie que la Journée des femmes connaît son regain : en 1913 et en 1914, la Journée internationale des ouvrières y est célébrée, puis le 8 mars 1917 ont lieu, à Petrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), des manifestations d’ouvrières que les bolcheviques désignent comme le premier jour de la révolution russe. Une nouvelle tradition est instaurée : le 8 Mars sera dès lors l’occasion pour les partis communistes de mobiliser les femmes. Après 1945, la Journée des femmes est officiellement célébrée dans tous les pays socialistes (où elle s’apparente à la fête des mères !).

Les couturières new-yorkaises, un mythe né en 1955

Mais alors comment est né le mythe des couturières new-yorkaises ? « C’est en 1955, dans le journal L’Humanité, que la manifestation du 8 mars 1857 est citée pour la première fois », explique Françoise Picq. Et l’origine légendaire, relayée chaque année dans la presse, prend le pas sur la réalité. Pourquoi détacher le 8 Mars de son histoire soviétique ? « Selon l’une de mes hypothèses, poursuit-elle, Madeleine Colin, qui dirige alors la CGT, veut l’affranchir de la prédominance de l’UFF2 et du parti communiste pour qu’elle suive ses propres mots d’ordre lors du 8 Mars. La célébration communiste de la Journée des femmes était devenue trop traditionnelle et réactionnaire à son goût… » Et c’est pourquoi, en se référant aux ouvrières américaines, elle la présente sous un nouveau jour : celui de la lutte des femmes travailleuses…

Stéphanie Arc

Source : CNRS LE JOURNAL

Notes

  • 1. Ces groupes constituèrent la tendance « lutte des classes » du MLF.
  • 2. Organisation féminine dirigée par des communistes.

Les relations franco-britanniques par Vivien Pertusot

Si le Premier ministre britannique David Cameron et le président français François Hollande affichent régulièrement leurs désaccords sur l’Union européenne et les questions économiques, l’alliance stratégique des deux puissances rivales n’a jamais été remise en cause depuis l’Entente cordiale d’avril 1904.

Holland-Cameron

Le 25 octobre 2013, lors d’un conseil européen, François Hollande s’entretient avec David Cameron. L’Union européenne est au cœur des principaux sujets de désaccord franco-britanniques et notamment la volonté du Premier ministre britannique de réformer l’Union européenne, ce qui pour le président français « n’est pas la priorité », car « on ne peut pas faire peser sur l’Europe le choix britannique ». (© Conseil européen)

Les relations entre la France et le Royaume-Uni se caractérisent par « une complémentarité difficile », selon l’expression de Geoffroy de Courcel, ambassadeur de France en poste à Londres dans les années soixante (1).

Cet apparent oxymore traduit une situation où les deux pays ont nourri une relation marquée par l’évidence de travailler ensemble, tout autant que celle de se percevoir comme des rivaux. Cela s’illustre à trois niveaux : au niveau des affaires stratégiques, au sein de l’Union européenne, ainsi que dans leur relation commerciale. Les raisons de cette « complémentarité difficile » trouvent leurs racines non seulement dans une histoire parsemée de guerres et de rivalités ouvertes, mais aussi dans deux conceptions différentes de l’échiquier international. L’Europe a notamment toujours été la pomme de discorde des relations franco-britanniques.

Le domaine stratégique : rapprochement de raison

La convergence d’intérêts sur les domaines stratégiques est aussi étonnante qu’elle est compréhensible. Surtout, elle est pragmatique. Avant le XXe siècle, ni la France ni le Royaume-Uni n’avaient particulièrement de raison d’envisager un rapprochement. Les deux pays possédaient des empires d’envergure, des capacités militaires robustes et ne percevaient pas de menaces imminentes sur le continent européen. L’avènement de la Triple Alliance en 1882 et la montée en puissance de l’Allemagne ont été d’importants vecteurs pour motiver une nouvelle donne entre Paris et Londres. Toutefois, l’Entente cordiale approuvée en 1904 n’était à l’époque pas comprise comme le fondement d’une alliance structurelle entre deux rivaux.

Cet accord aura en réalité jeté les fondations d’une coopération bilatérale stratégique jamais réellement remise en question. Malgré les suspicions et autres méfiances inhérentes à la relation franco-britannique, plusieurs facteurs ont confirmé l’utilité de maintenir une relation étroite. Tout d’abord, la France et le Royaume-Uni vont devenir les deux seuls pays européens à conserver une ambition internationale unissant les volets diplomatiques, commerciaux, culturels et militaires. Une des principales pierres angulaires de cette vision globale est leur siège permanent respectif au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Ensuite, les deux pays conservent des outils de défense assez similaires, qu’ils sont prêts à utiliser. La possession d’armes nucléaires indépendantes en est un exemple, mais aussi des formats d’armées et des postures de défense proches. Les deux pays ont certes connu de fortes réductions d’effectifs et de capacités depuis la fin de la guerre froide et des coupes budgétaires conséquentes depuis 2008. Toutefois, Français et Britanniques veulent encore maintenir une capacité d’action totale, même si la réalité est plus contrastée. Enfin, les deux pays s’accordent sur le principe que l’Europe doit être plus active en politique étrangère et de défense. Ils divergent néanmoins sur l’enceinte de prédilection afin d’y parvenir. Traditionnellement, le Royaume-Uni, fervent promoteur du lien transatlantique, estime que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) doit être l’institution privilégiée pour la défense européenne. À l’inverse, la France préfère que les Européens développent une capacité autonome de celle de l’OTAN au sein de l’Union européenne. Si cette divergence perdure, elle est aujourd’hui estompée par des considérations beaucoup plus pragmatiques : peu importe la méthode, les Européens doivent être plus responsables en matière de sécurité et de défense.

La coopération stratégique franco-britannique demeure pragmatique et donc sujette aux soubresauts politiques. (…) François Hollande n’en a pour le moment pas fait un axe prioritaire.

La signature des traités de Lancaster House en novembre 2010 a marqué le point culminant de cette proximité stratégique. Cette coopération de défense répondait à des considérations de court et de moyen termes. Paris et Londres saisissaient bien la portée des coupes budgétaires et la nécessité de trouver des partenaires viables et de même calibre afin de conserver une force de frappe conséquente.

C’était particulièrement marqué pour la soutenabilité des capacités nucléaires, ainsi qu’au niveau industriel – la France et le Royaume-Uni maintiennent des bases industrielles et technologiques de défense (BITD) d’ampleur comparable. Sans parler d’intégration des BITD, il devenait clair des deux côtés de la Manche que leurs seules BITD nationales n’allaient plus suffire pour peser face aux États-Unis et aux industries émergentes. Il s’agissait également pour les deux puissances européennes de continuer à peser à l’échelle internationale et de pouvoir combiner leurs forces pour se déployer sur des théâtres parfois lointains.

Caricature datant de 1906, deux ans après l’« Entente cordiale » – une série d’accords bilatéraux signés entre le Royaume-Uni et la France, qui servit notamment à résoudre plusieurs différends coloniaux et à constituer le socle de la Triple-Entente formée avec l’Empire russe. On peut reconnaître sur ce dessin John Bull (personnage symbolisant l’Angleterre) et la Marianne française qui tournent le dos au Kaiser allemand, portant une épée sous son manteau. (© Bernard Partridge)

Caricature datant de 1906, deux ans après l’« Entente cordiale » – une série d’accords bilatéraux signés entre le Royaume-Uni et la France, qui servit notamment à résoudre plusieurs différends coloniaux et à constituer le socle de la Triple-Entente formée avec l’Empire russe. On peut reconnaître sur ce dessin John Bull (personnage symbolisant l’Angleterre) et la Marianne française qui tournent le dos au Kaiser allemand, portant une épée sous son manteau. (© Bernard Partridge)

La coopération franco-britannique en matière de sécurité et de défense est désormais acquise, mais pas sa portée. Sauf retournement majeur dans la politique étrangère et de sécurité de l’un des deux partenaires, l’intérêt de coopérer et de s’entendre demeurera. Ce qui est plus incertain en revanche est le périmètre de coopération que les deux chancelleries sont prêtes à maintenir sur le long terme. En effet, la coopération stratégique franco-britannique demeure pragmatique et donc sujette aux soubresauts politiques. En France, Nicolas Sarkozy était convaincu de sa pertinence et avait ainsi convoqué les ressources nécessaires à la signature des traités. À l’inverse, François Hollande n’en a pour le moment pas fait un axe prioritaire. De même, le référendum sur l’indépendance de l’Écosse soulevait des questions au sein de la Défense française : la perte de l’Écosse n’affaiblirait-elle pas le Royaume-Uni, déséquilibrant ainsi le partenariat franco-britannique ? Ce type de questions se pose à chaque tournant politique dans l’un ou l’autre pays. Aussi la France va-t-elle scruter les débats et la publication de la revue stratégique de défense et de sécurité (SDSR) prévue en 2015, car il s’agira de constater à quel point la Défense britannique va pouvoir limiter les coupes budgétaires et capacitaires, qui pourraient grever encore davantage un appareil de défense déjà sous pression. Si le domaine stratégique est devenu un axe de coopération central entre la France et le Royaume-Uni, la question européenne a, elle, nourri de nombreux désaccords entre les deux partenaires.D’où deux traités ambitieux signés entre Paris et Londres couvrant les domaines opérationnel, capacitaire, nucléaire et industriel. La coopération opérationnelle prendra la forme d’une Force expéditionnaire commune interarmées (CJEF), qui devrait être prête d’ici 2016. Bien que les deux appareils militaires aient l’habitude de travailler et de se déployer ensemble, établir une force commune présente de nombreux défis qui ralentissent son établissement. La coopération capacitaire se révèle également difficile. Le sommet franco-britannique, fin janvier 2014, a redonné un coup de projecteur à une coopération capacitaire et industrielle qui restait timorée, avec par exemple la confirmation du développement et de la production de missiles antinavires légers. Mais d’autres projets ont été abandonnés face aux choix unilatéraux des gouvernements français ou britannique. La coopération nucléaire est la plus discrète, mais semble être celle qui connaît le moins de remous…

Vivien PERTUSOT

L’article complet est paru dans « Les Grands Dossiers » de Diplomatie, n° 25, février 2015.